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VISITE DE TAINE À RŒMERSPACHER

les mois que je passe à Paris, puisqu’il me faut un but de promenade, c’est lui que j’ai adopté. Par tous les temps, chaque jour, je le visite. Il sera l’ami et le conseiller de mes dernières années… Il me parle de tout ce que j’ai aimé : les roches pyrénéennes, les chênes d’Italie, les peintres vénitiens. Il m’eût réconcilié avec la vie, si les hommes n’ajoutaient pas aux dures nécessités de leur condition tant d’allégresse dans la méchanceté.

« Sentez-vous sa biographie ? Je la distingue dans son ensemble puissant et dans chacun de ses détails qui s’engendrent. Cet arbre est l’image expressive d’une belle existence. Il ignore l’immobilité. Sa jeune force créatrice dès le début lui fixait sa destinée, et sans cesse elle se meut en lui. Puis-je dire que c’est sa force propre ? Non pas ; c’est l’éternelle unité, l’éternelle énigme qui se manifeste dans chaque forme. Ce fut d’abord sous le sol, dans la douce humidité, dans la nuit souterraine, que le germe devint digne de la lumière. Et la lumière alors a permis que la frêle tige se développât, se fortifiât d’états en états. Il n’était pas besoin qu’un maître du dehors intervînt. La platane allègrement étageait ses membres, élançait ses branches, disposait ses feuilles d’année en année jusqu’à sa perfection. Voyez qu’il est d’une santé pure ! Nulle prévalence de son tronc, de ses branches, de ses feuilles ; il est une fédération bruissante. Lui-même il est sa loi, et il l’épanouit… Quelle bonne leçon de rhétorique, et non seulement de l’art du lettré, mais aussi quel guide pour penser ! Lui, le bel objet, ne nous fait pas voir une symétrie à la française, mais la logique d’une âme vivante et ses engendrements. Au terme d’une vie où j’ai tant