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LES DÉRACINÉS

expression de l’unité d’une vie composée toute pour qu’un homme se consacre à la vérité ! et soudain, relié à cet étranger par un sentiment saint, oui, par un lien religieux, Rœmerspacher sentit dans toutes ses veines un sang chaud que lui envoyait le cœur de ce vieillard.

Voilà donc qu’un jeune garçon qui, de Kant, croyait ne pouvoir utiliser que la dialectique destructive, brusquement, par un très simple accident de la vie, sent jaillir de sa conscience l’acte de foi nécessaire aux opérations élevées de l’esprit. Il dépasse le point de vue rationnel qui, dans l’étude des hauts problèmes, nous fournit seulement des probabilités ; il affirme le vrai, le bien, le beau, comme les aliments qui lui sont nécessaires et vers lesquels aspirent les curiosités de sa raison et les effusions de son cœur. À cette âme de bonne volonté, il faudrait seulement qu’on proposât une formule religieuse acceptable.

Ils étaient arrivés devant le square des Invalides ; M. Taine s’arrêta, mit ses lunettes et, de son honnête parapluie, il indiquait au jeune homme un arbre assez vigoureux, un platane, exactement celui qui se trouve dans la pelouse à la hauteur du trentième barreau de la grille compté depuis l’esplanade. Oui, de son parapluie mal roulé de bourgeois négligent, il désignait le bel être luisant de pluie, inondé de lumière par les destins alternés d’une dernière journée d’avril.

— Combien je l’aime, cet arbre ! Voyez le grain serré de son tronc, ses nœuds vigoureux ! Je ne me lasse pas de l’admirer et de le comprendre. Pendant