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LES DÉRACINÉS

n’est pas la loi morale qu’éveille le ciel étoilé dans la conscience de François Sturel. Au dortoir, couché auprès d’une fenêtre, jusqu’à ce que le sommeil apaisât le tumulte de ses sensations, il s’attachait de toute son âme à la plus brillante des clartés célestes, et, sachant par la biographie de Napoléon que les ambitieux ont leur étoile, et aussi les amoureux, et aussi les grands poètes, il pleurait par crainte de vivre sans génie, et cherchait à surprendre aux constellations les secrets de gloire et d’amour. Ce qu’il adressait aux profondeurs du ciel, c’était le cri des jeunes âmes exaltées : « Trouverai-je mon objet dans la vie ? » Mais il le formulait ainsi : « Égalerai-je jamais en génie Bouteiller ? »

Au matin, avec ses beaux yeux largement, cernés par l’ardeur de ses rêves, il était plaisanté par ses pauvres camarades qui, tous, du lycée, avaient reçu le ton obscène de la caserne, et lui-même l’adoptait, déjà gâté de grossièreté. Ce milieu, s’il salit tout l’extérieur des adolescents, du moins fortifie la puissance du rêve en le refoulant. Celui qui grandit hors de la société des femmes, appliqué à ne pas différer de compagnons vulgaires et railleurs, n’épanouira jamais sur son visage et dans tous les mouvements de son corps la grâce sublime d’une âme confiante ; mais ses jouissances intimes, qu’il ne pourra partager avec personne, y gagneront en âpreté.

De l’ambition mêlée à la mélancolie romanesque, voilà ce que l’on retrouve au cours de ce siècle, chez des milliers de jeunes gens, les Julien Sorel, les Rubempré, les Amaury, pour qui les conquêtes de la bourgeoisie ont rompu les frontières sociales, et