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ON SORT DU TOMBEAU COMME ON PEUT

taines femmes sensuelles distinguent. Tout au moins nous savons comment quelques bonnes fortunes, peu disputées, dans le bas milieu d’alcoolisme où il vivait, avaient fait de ce hère un monstre d’audace. Rœmerspacher et Saint-Philin le virent s’approcher d’Astiné et lui glisser de force dans la main une carte qu’après une légère hésitation elle garda. Avec sa mémoire excellente des types curieux, a-t-elle décidément reconnu un camarade de Sturel ? Rentrée depuis peu à Paris, saisit-elle l’occasion de se renseigner sur son ancien ami sans s’exposer à sa mauvaise humeur ?…

— Oui, — dit Mouchefrin en les rejoignant, — c’est ma carte que je lui ai donnée. Il y en a très peu qui refusent, et quelques-unes écrivent… Croyez-vous donc que les pauvres n’ont pas de belles maîtresses ? Nous valons mieux que les plus discrets : nous sommes ceux qu’on ne croirait pas.

Sur ce mot atroce, les deux amis restèrent rêveurs. Tous ils allèrent se promener sur la terrasse des Tuileries, d’où ils virent, avec les sentiments des officiers en demi-solde de la Restauration, le soleil, au moment de passer sous l’horizon, s’encadrer exactement dans la porte de l’Arc de Triomphe et l’entourer d’un rayonnement éblouissant. Cette position du soleil ne se voit que le 5 mai, jour où Napoléon meurt à Sainte-Hélène. Ses fidèles, jadis, ne manquaient pas ce pèlerinage. Ces dernières recrues du grand homme s’attardèrent aux rêveries que cette circonstance leur suggérait. Rœmerspacher et Saint-Phlin s’abstinrent de raconter à Sturel l’audace de Mouchefrin : il leur sembla que leur ami serait froissé de supposer une déchéance des goûts