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BOUTEILLER PRÉSENTÉ AUX PARLEMENTAIRES

leurs, avec la haute philosophie d’un Gœthe, d’un Vinci, « ennemi des orages », un tel homme serait de taille à ébranler l’édifice gouvernemental. Mais pourquoi ? Dans toutes les administrations de l’État, n’est-il pas, comme à cette table, entouré et servi ?

Bouteiller, modestement assis à un bas bout, de suite a distingué le personnage, la magnifique lenteur et le poids de ses phrases, son indifférence un peu morose, propre dans nos ménageries aux bêtes des grandes espèces. Dans tous les sports, la marque du joueur excellent, c’est qu’il s’interdit les gestes inutiles. Toujours intervenir utilement. À la manière dont celui-ci ménage et proportionne ses égards, Bouteiller reconnaît un peseur de forces. Une application constante à deviner le jeu de ses adversaires et l’habitude de songer : « Quoi que ta raison objecte, et même si ton cœur me hait, j’ai tellement d’argent et je sais si bien m’en servir qu’avec tous tes détours, tu viendras à mon heure à mes fins », ont donné à sa physionomie cuivrée et plissée une expression sans aucune noblesse, mais prodigieusement fine, et, à bien voir, insultante.

Il est de ces grands Allemands hégéliens qui se sont répandus sur le monde en disant avec Méphisto : « Je suis l’esprit qui toujours nie, et c’est justice, car tout ce qui existe est digne d’être détruit : il serait donc mieux que rien n’existât. » Mais il n’est pas seulement une survivance archéologique de la vieille Germanie, un philosophe du devenir qui est devenu, comme nos Saint-Simoniens, un puissant brasseur d’affaires. Cet hégélien, selon la loi de son développement national, est aussi un bismarckien, et, dans Faust, il a encore compris cette réflexion de