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LES DÉRACINÉS

— Écoutez, monsieur Racadot, je ne veux pas qu’on dise : « Pinel est un cochon. »

L’administrateur modèle que Portalis a chassé pour escroquerie, mais qui est « très fort », ancien sous-officier de cavalerie, avec une jolie figure, une voix insinuante, explique le métier :

— Mon cher maître, le premier point, c’est qu’un administrateur ait toujours deux portes de sortie.

Comme chez les jeunes médecins, en province, accourent tous les incurables et les mauvais payeurs du canton, c’est dans ces bureaux un défilé des « pas-de-chance » du journalisme. Cent honnêtes gens mêlés d’une vingtaine de canailles, et qui n’ont pas réussi, — à cause d’infirmités de caractère ou d’intelligence, aussi faciles à distinguer que la boiterie, la surdité, la cécité, mais qu’ils s’obstinent à nommer la déveine — faisaient, dans l’escalier encombré, une véritable cour des Miracles. Racadot, avec mille politesses, leur disait :

— Au début, on ne paiera pas.

Et, loyalement, à la manière des hommes d’affaires véreux, il ajoutait :

— Ayez confiance en moi.

Mais le sixième jour, il les chassa parce qu’il portait tout son effort sur Renaudin.

Le reporter, sans connaître au juste les ressources de Racadot, l’avait poussé dans cette entreprise en lui faisant miroiter d’admirables affaires. Quand tout fut signé, il devint moins précis. Aux interrogations de Racadot, pour qui la publicité commerciale et financière devenait une nécessité pressante et vitale comme le boire et le manger, il opposait la force d’inertie. Avec l’émotion d’un homme qui