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LES DÉRACINÉS

malheur d’être approuvé dans ses sombres pressentiments par cet homme compétent, son maître.

— Pas de défaillance ! — répliqua paisiblement Renaudin, que le pauvre colosse soudain eût voulu embrasser. — Tous nos lettrés sont satisfaits. Maintenant passons au sérieux !

— Je sais, dit Racadot, qu’un journal ne vit pas de sa vente !

— Je te demande 33 p. 100 de toutes les affaires que fera la Vraie République, je te dirigerai.

Renaudin allait commencer l’impitoyable succion qu’il s’était proposée. Il gagnait péniblement 300 francs par mois ; il serait heureux, lui, sa mère et sa sœur, s’il doublait cette somme et s’assurait un budget de sept à huit mille francs. Pour ce chétif résultat il n’hésitait pas à dépouiller Racadot de 40,000.

Après un naufrage qui fit grand bruit, le seul survivant d’un canot de douze personnes raconte ceci : « Je ne savais pas si j’échapperais, mais je m’étais juré à moi-même de demeurer le dernier. Il y avait une femme. Pendant deux jours, étendue au fond, elle me léchait les mains parce qu’elle mourait de soif ; quand elle fut morte, je me chauffai les pieds dans son corps. Le onzième de nos compagnons agonisa : presque incapable de me soulever moi-même, je le surveillais, car, sitôt son dernier souffle, j’avais l’intention de lui boire le sang. Il est vrai que dans cet état d’anémie, et chez ces morts par la soif, par le froid, on trouve peu de sang. Mais j’avais ma langue collée à mon palais, une goutte m’eût soulagé. »

Renaudin s’inspire d’un individualisme également