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Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/356

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LES DÉRACINÉS

ne possède guère la faculté de le gouverner. C’est délicatesse native, c’est aussi la culture héroïque de l’Université. Certains jeunes gens, à vingt-quatre ans et avec notre éducation idéaliste, ne sont pas prêts pour la vie. Ils ont dans le sang toute la poésie des livres. C’est au point que le premier argent qu’ils toucheront les fera rougir. Ils n’éprouveront pas la fierté d’un jeune homme élevé à la Franklin et qui met la main sur son premier salaire, mais une diminution morale, la honte d’un travail mercenaire.

De ce dîner par un beau soir profond sous les arbres des Champs-Elysées, Sturel emporta le pressentiment que jusqu’alors il avait vécu dans une convention, dans l’ignorance des choses. C’est un thème banal, l’opposition qu’il y a entre la vie, telle qu’on se l’imagine, et sa réalité, mais cette banalité soudain pour Sturel devint douloureusement vivante et agissante. Elle infecta toutes les opinions qu’il s’était composées des hommes et des choses. Chaque jour de cette semaine, il fut plus déniaisé, mais plus sombre. Il apprit que si toutes les convictions ne sont pas déterminées par l’argent, presque toutes du moins en rapportent, ce qui atténua leur beauté à ses yeux. Il constata que si certains hommes prennent certaines attitudes sans subvention, certains autres sont subventionnés pour les prendre, et qu’ainsi le plus désintéressé, toujours suspect aux malveillants, n’a même pas la pleine satisfaction de se savoir en dehors des combinaisons pécuniaires : sans en profiter, il les sert.

Sturel dut encore admettre que la meilleure des causes a besoin, pour réussir, d’appuis empruntés