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LES DÉRACINÉS

des chicanes d’intérêts privés, — cependant respectables… S’il arrivait qu’à votre heure, mûri par votre expérience et par la confiance de vos concitoyens, vous dussiez intervenir dans les grands débats d’un peuple libre, je compte que vous donneriez votre concours aux doctrines sociales qui font l’essentiel de la philosophie telle que l’entend celui qui avait accepté la charge de vous enseigner, au nom du gouvernement, la loi morale et ses effets sur l’activité humaine.

Ainsi parlait-il à chacun. Eux le regardaient marcher, jouissaient de sa voix, contemplaient son autorité, plus avidement qu’ils n’eussent écouté un héros de tragédie… « Il va à Paris ! Comme il avance, si jeune ! Et moi, aurais-je une telle vie ?… » — Ses phrases, durant une demi-année, avaient conseillé la soumission aux besoins de la patrie, le culte de la loi, mais son image triomphante dominait ces enfants, les faisait à sa ressemblance et obligeait leur volonté.

En suivant les bancs, M. Bouteiller avait rencontré les boursiers : Renaudin, Mouchefrin… Il sentit probablement à prophétiser l’avenir de ceux-là des difficultés. Entre les études universitaires et les emplois rémunérateurs, il y a une fosse qu’un pauvre est à peu près impuissant à franchir. Il différa de traiter leur cas jusqu’à ce qu’il eût fini avec les autres… Et regagnant sa chaire :

— Messieurs, peut-être en est-il parmi vous que j’ai méconnus : je les prie de m’excuser. Ils ne doivent pas en souffrir, mais considérer que seul vaut le jugement de notre conscience. Mes dernières paroles, je veux les offrir à ceux de vos camarades