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LES DÉRACINÉS

notre temps à juger ? Contemplons et vivons. Ayons l’âme de ces grands arbres. Par une nuit d’une beauté rare sous nos climats, la tête perdue dans l’obscurité, assistons aux heurts de ces énergies égarées. Cette fille d’Orient, originaire des pays où la moyenne de la vie humaine est bien plus courte qu’à Paris, semble vraiment s’être toujours appliquée à multiplier autour d’elles les mauvaises occasions et à se créer autant de risques qu’en présente la vallée de l’Euphrate où campa sa famille. Son gémissement dans les terrains de Billancourt vaut sa mère expirant sur la rive d’Asie. Il est naturel qu’une Astiné Aravian meure assassinée. D’autre part, le coup des paysans Racadot et Mouchefrin ajoute un épisode banal à l’éternelle Jacquerie, Mais bien qu’on en sente le déterminisme, leur conduite n’est pas en harmonie avec les façons de voir des gens normaux ; elle offense les lois de la société civile et les lois instinctives : un tel acte doit entraîner la suppression de ses auteurs. Les grands arbres, le courant d’air de la Seine, les nuages, peuvent bien composer de beaux tableaux avec ces animaux fuyants ; la société n’est belle qu’en contrariant la nature. L’ignominie de cette minute est de telle évidence qu’il serait superflu de s’y arrêter davantage. Mais les choses ne sont jamais finies ; elles sont toujours en train de se faire. Précisément, notre rôle, c’est de les considérer dans leurs développements. Nous sommes des botanistes qui observons sept à huit plantes transplantées et leurs efforts pour reprendre racine. Charcot, en traitant celle qui étrangla Gouffé de coquine, se servit d’un mot exact, mais qui n’avait pas le genre d’exactitude, et n’ex-