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LES DÉRACINÉS

regard brouillé par les larmes, sans enfant contre son maigre sein, fatalement vouée, semble-t-il, à la plus basse prostitution des casernes… Et puis le jeune garçon, le fils du concierge au front d’entêté, convaincu de son génie et que seuls les moyens matériels lui manquent. Depuis la conférence du 16, il répète : « Ah ! si jetais un homme, comme M. Racadot » !

Ces malheureux pourtant ont fini par se détacher de leur coin d’ombre. Dans ce spasme de terreur, plus de honte du sexe ni de la nudité. Demi-vêtus ou pas du tout, devant ces heureux camarades qui, de tant de façons, les doivent humilier, les trois vaincus se sont rassemblés, se pressant de leurs pauvres corps, soit à cause du froid, soit par fraternité dans la peur. La bougie éteinte et sous la première aube indécise qui les glace, ils ont pris leur forme véritable : d’eux trois, on ne voit plus les traits particuliers, mais seulement un groupe, un vague objet pitoyable, un nœud humain dont les membres enlacés trahissent de longues misères et laissent deviner des faces comme il en gît dans le panier de son du bourreau. Le grand dos de la Léontine, assise, avec sa maigreur de chienne sans enfants ; la taille chétive de Mouchefrin, voûtée par la terreur, et l’attention qu’il donne aux paroles de Suret-Lefort ; l’élan de Fanfournot, penché comme un jeune titi sur le cinquième acte d’un drame, tout cela compose dans cette lueur et pour l’esprit surexcité de Sturel un gros œuf offrant les aspects d’une triple éclosion sinistre.

— Pouvez-vous m’écouter ? répétait Suret-Lefort, qui ressentait en professionnel ces circonstances