Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/465

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
455
LA VERTU SOCIALE D’UN CADAVRE

— Nous ne tenons pas à te perdre, Mouchefrin ! dit Sturel.

— Je te défendrai, ajouta Suret-Lefort.

— Voilà ! dit la Léontine, notre malheur servira à quelque chose pour ces messieurs.

Et l’accent qu’a la voix de ces parias, le regard qu’a leur œil, ce n’est pas un accent, un regard d’un homme à un homme, ce n’est pas un rapport entre des êtres particuliers, c’est l’accent, le regard de toute une classe répandue sur le vaste monde civilisé, c’est le seul rapport possible entre la misère associée à l’esprit d’analyse et la culture favorisée par des loisirs.

Et qu’est-ce que ce lieu-là ? Ce n’est point une pièce close, délimitée, particulière. C’est un point d’un plan immense où tombe un mince jet de lumière. Il semble à Sturel que, dans l’obscurité d’une vaste plaine, froide, lugubre, désolée, dangereuse, quelques rayons tremblants éclairent un nid sinistre bâti à ras de terre, demi-noyé dans l’eau, dispersé par les vents. Mouchefrin n’est pas un homme, c’est un être submergé, une chose fuyante et rampante. Dans l’abomination de cette nuit, par l’imbécillité de son acte, c’est un reptile qui veut arriver à l’être, se différencier des boues, des fièvres, du chaos où il se meut, et qui ne parvient à s’affirmer que par sa force pour nuire. Sturel le voyait, ce Mouchefrin, jaloux, envieux, absolument incapable de lever sa tête mince et plate, sinon pour siffler ; — mais jamais pour concevoir l’ordre du monde. C’est ainsi que ce nain abruti ne se croit pas un criminel, et même il tient pour évident qu’il est une victime… À ces côtés, la femelle, la Léontine, fidèle au malheur, le