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LES DÉRACINÉS

menses avenues, des boulevards, parfois sous une poussée s’arrêtait, devait rétrograder ; quelques-uns même furent jetés à terre, foulés, sacrifiés. — Peut-être Racadot, Mouchefrin étaient-ils mal encadrés, placés sur le côté du courant : c’est une position très désavantageuse… Oui, très probablement, voilà l’historique de leur sort ; ils ne parvinrent pas à s’immerger de façon à y vivre, dans cette énorme ville, dans cette société agissante où un geste de Bouteiller, depuis Nancy, les envoya…

Hélas ! la Lorraine a fait une grande tentative : elle a expédié un certain nombre de ses fils, pour que de Neufchâteau, de Nomeny, de Custines, de Varennes, ils s’élèvent à un idéal supérieur. Cet exode, des multitudes l’essayent ; elles passent de la vie locale à la vie nationale, même à la vie cosmopolite. En haussant les sept jeunes Lorrains de leur petite patrie à la France, et même à l’humanité, on pensait les rapprocher de la Raison. Voici déjà deux cruelles déceptions ; pour Racadot et Mouchefrin, l’effort a complètement échoué. Ceux qui avaient dirigé cette émigration avaient-ils senti qu’ils avaient charge d’âmes ? Avaient-ils vu la périlleuse gravité de leur acte ? À ces déracinés, ils ne surent pas offrir un bon terrain de « replantement ». Ne sachant s’ils voulaient en faire des citoyens de l’humanité, ou des Français de France, ils les tirèrent de leurs maisons séculaires, bien conditionnées, et ne s’en occupèrent pas davantage, ayant ainsi travaillé pour faire de jeunes bêtes sans tanières. De leur ordre naturel, peut-être humble, mais enfin social, ils sont passés à l’anarchie, à un désordre mortel. Mouchefrin et Racadot n’avaient pas naturellement de grandes