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LES DÉRACINÉS

à la guerre en 1544, Louise de Lorraine, sa femme, pour attester la force de son amour, le fit représenter en squelette par notre grand Lorrain Ligier Richier. C’est, en marbre blanc, un corps debout, à moitié décomposé, mais qui, de sa main, soutient, élève encore son cœur, son cœur de pourriture, prisonnier d’un cœur de vermeil. Qu’il est jeune, élégant, ce cadavre défait, avec ses reins cambrés, et tout le souvenir de son aimable énergie ! En dépit de ses jambes dont les chairs dégouttent et de sa poitrine à jour, dans cette tête pareille au crâne qu’Hamlet reçoit du fossoyeur, sa femme amoureuse aime encore le souvenir des regards et des baisers. Titania qui caresse sur ses genoux l’imaginaire beauté de Bottom me touche moins que cette Louise qui, sous la terre et tel que le ver dans le tombeau le fît, voit son ami désespéré lui tendre son cœur pour qu’elle le sauve des lois de la mort…

Chez les Suret-Lefort, dans l’humble logement de la ville haute qu’ils occupent, pour six cents francs par an, au premier étage d’une exquise maison du XVIe siècle, — un logis de la vieille France qui vaut un voyage à Bar et que les Suret-Lefort n’ont pas une seule fois apprécié, — nul n’a souci d’archéologie. On est tout à la terrible querelle du père de famille avec le président du Tribunal. Si vigoureuse et ingénieuse que fût l’intelligence de M. Suret-Lefort, il devait se briser contre un magistrat. Les propos du procureur, confirmés par l’attitude du parquet nancéien, reléguèrent au rang de courtier véreux cet homme d’affaires, qui pendant un instant avait dominé Bar. Convaincu, à force de le démontrer, qu’on se vengeait par ces indignités de ses