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LES DÉRACINÉS

sonne d’autrui comme une fin et que tu ne t’en serves jamais comme d’un moyen. » Mais Gambetta parla au professeur. Il jugeait d’utilité patriotique qu’on fût exactement renseigné sur les partis extrêmes : ils commençaient à s’organiser, et dans leur personnel la République pouvait recruter d’excellents adhérents. Il ne s’agissait pas d’une besogne de policier. Des articles ne prévoient pas toutes les curiosités et gâtent souvent la vérité. Ce jeune homme n’a pas l’habitude d’écrire ; plus utilement, de vive voix ; il informera ceux qui doivent être au courant de l’état d’esprit du pays… Gambetta savait convaincre ; Bouteiller à son tour décida Renaudin. Portalis, directeur de la Vérité, combattait l’opportunisme, mais n’était pas fâché, dans le privé, d’obliger Gambetta ; il ne fit aucune difficulté de caser le petit provincial.

Le chef de l’opportunisme, avec le désordre habituel à ces grands meneurs, ne songea plus à utiliser son petit « indicateur », et ne le reçut aucune des fois qu’il se présenta dans son antichambre. Renaudin, par une chance inespérée, se trouva donc tout bonnement installé dans un grand journal avec de suffisants appointements. Comme son cerveau tout neuf fut pénétré par les images et par la moralité ambiantes ! Portalis devant ce mince reporter, c’était Talleyrand et Machiavel, mais un Machiavel tangible, un Talleyrand dont il avait le contact, sur qui chaque jour il entendait une histoire nouvelle ; et puis c’était le patron, l’homme qui pouvait le jeter sur le pavé et dans le cabinet de qui jamais il ne pénétrait sans angoisse. En outre, cet arrière-petit-fils du grand Portalis, c’est un gâcheur d’argent et un homme de bonnes manières. Ses allures émerveillent secrè-