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DANS LEURS FAMILLES

père et irrite contre lui sa femme et ses enfants : car l’imbécile, en 1872, n’a-t-il pas vendu, pour installer son atelier de photographie, son champ de pommes de terre ! Quand chaque morceau du minerai qu’aujourd’hui on en tire servirait à les lapider, les Mouchefrin ne souffriraient pas davantage.

Alfred Renaudin, fils d’un modeste contrôleur des contributions indirectes, fut soudain, en août 1880, par la paralysie de son père, placé dans la nécessité de soutenir sa famille. La pension du « rat de cave » liquidée, le jeune homme sollicita son ancien professeur et lui annonça qu’avec sa mère et une sœur de vingt ans, il émigrait à Paris.

Un jour que M. Bouteiller prenait part à l’un des fameux déjeuners de Gambetta, celui-ci lui demanda s’il ne connaissait pas un jeune homme qui voulût faire sa fortune dans le journalisme. Le professeur désigna Renaudin. Le jeune Lorrain, reçu par un secrétaire du tribun, s’entendit offrir une place au journal La Vérité. On lui expliqua qu’il suivrait les réunions publiques, qu’il se montrerait dans ses comptes rendus et surtout dans ses propos de café résolument hostile à l’opportunisme et, avec tact, favorable aux idées socialistes, qu’il fréquenterait en camarade des comités révolutionnaires et viendrait, de temps à autre, causer dans le cabinet de Gambetta.

Renaudin étonné, — on a tout de même ses dix-huit ans et son moment de fraîcheur, — prévint de ces conditions M. Bouteiller, qui l’engagea à refuser. Sans doute le distingué kantien se rappelait ce principe : « Agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité, soit dans ta personne, soit dans la per-