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LES DÉRACINÉS

bras de Sturel, jeunes et graves tous deux. Et par ce geste fraternel qui ne leur était pas familier, et aussi par leurs pas cadencés, ils savaient bien qu’ils se juraient tout bas de s’aider à comprendre la beauté. Suret-Lefort mince, raide et ses gros bras balancés, le regard fixe sur son rêve, marchait à leur gauche, du pas automatique d’un soldat. Derrière eux, Renaudin assujettit son monocle, que son sens du comique compromet, et il répète, gouailleur toujours, mais heureux d’avoir ses camarades à Paris :

— Ils sont sérieux comme des paysans… comme des paysans…

Racadot et la Léontine naïvement et pleins de joie admiraient le Mouchefrin.

Boulevard Saint-Michel, on entra chez un marchand de vins crémier, alors installé au coin de la rue de Médicis. Cinquante personnes s’engouffraient avec eux ; Rœmerspacher fit signe qu’il voulait parler, et, tous réclamant le silence :

— Messieurs… Je ne suis pas Gil Blas dans la première auberge de son voyage. Votre accueil me touche, mais je n’ai pas l’intention d’offrir le punch sur lequel on pourrait compter.

— Très bien ! crient ses amis.

Et lui, se tournant vers Sturel :

— Fais-moi une place, François !

Rœmerspacher a prononcé Françoué. Eux-mêmes disent : « très biênn », en traînant sur les finales. C’est l’accent lorrain, et qui fait rire… François Sturel avait toujours été appelé par les siens Françoué : jadis la diphtongue oi se prononçait oué ; dans les villages de ces jeunes gens, il demeure beaucoup des mœurs, des préjugés, de l’âme enfin de ces Françoués qui se