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Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/94

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LES DÉRACINÉS

qui lança une gaillardise, et aussitôt, pour s’excuser, il posait affectueusement sa main sur le bras de son ami. Il devinait que celui-ci n’avait pas une assez forte santé d’âme pour conserver joyeusement parmi des pensées sérieuses le gros ton de la jeunesse. Il reprit :

— Tu es allé chez Bouteiller ?

— Je n’ai rien à demander, répliqua fièrement Sturel.

— Il est allé au Père-Lachaise, — intervint de sa forte voix Racadot ; — il a refait le serment de Rastignac, après l’enterrement du père Goriot, quand il s’écrie : « À nous deux, Paris ! » C’est un jouisseur délicat que Monsieur François !

Sturel secoua la tête.

— Rastignac avait été élevé à la campagne avec trois sœurs charmantes ; moi, j’ai été élevé avec vous tous.

L’observation est d’une qualité trop fine pour porter à quatre heures du matin. Qu’elle est juste pourtant ! Ces Lorrains ont le nécessaire pour apprécier une jolie femme ; mais quel délicat produit social est madame de Nucingen, cela, ils ne le savent pas. Ils perdraient d’elle des parties exquises. C’est seulement vers la trentaine qu’ils pourront aimer le luxe, toutes les corruptions élégantes auxquelles donne accès la réussite et qui ne parlent guère aux fils des livres.

Sturel expliqua que jusqu’à cette heure dans tout Paris, c’était les galeries de l’Odéon qui lui plaisaient le plus. Renaudin haussa les épaules :

— Aujourd’hui même, tu avais sous les yeux un spectacle plus instructif que tous les bouquins ; tu