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LE SYMBOLISME

c’est que les sectaires de la rime riche ont été dans la nécessité d’abuser des rejets et de l’enjambement afin qu’elle se fît moins sentir. Aussi voyez cette anomalie ; les mêmes gens qui ont tout fait pour rendre la rime distinguée ont également tout fait pour qu’on ne la distinguât point. Le vers est une phrase harmonique ; mais personne n’a spécifié que cette harmonie fût toute contenue dans la terminaison semblable de deux mots. L’effort principal des poètes décadents, ça été de rendre le vers musical et par suite d’orchestrer les poèmes. Oui, tout est là. D’un bout à l’autre on sent dans les écrits de cette école une orchestration savante et plus cette orchestration se perfectionnera, plus la rime deviendra inutile. Nos vers sont tels, du commencement à la fin ; ils se secondent ; ils vivent par l’âme mélodique que leur insuffle notre art précieux. Ils n’ont pas besoin pour se faire reconnaître et apprécier d’arborer l’étiquette de la rime indiquant par son plus ou moins de richesse la valeur du morceau. Je ne suis pas éloigné de croire que l’un de nous, spécialement doué, arrivera, en s’adonnant au seul sens de l’harmonie, à faire des vers qui par la structure ne ressembleraient en rien à ceux que l’on a faits jusqu’ici, des vers qui seront pour la disposition moulés sur des mouvements, sur des états fugaces d’âmes [1]. »

Les premiers poèmes d’Ernest Raynaud sont écrits conformément à cette esthétique où les principes de l’art classique voisinent étrangement avec les données du romantisme et les nouveautés d’orchestration particulières au mouvement symboliste. Ces chroniques, où le poète tâche d’élucider les points essentiels d’un idéal encore confus, appartiennent à la jeunesse de l’écrivain. Malgré l’ardeur avec laquelle il bataillait dans la petite presse, Ernest Raynaud sentait bien les défauts de la cuirasse symboliste. Les excentricités dans lesquelles s’aventurèrent certains compagnons de lutte révol-

  1. Chronique littéraire. Le Décadent, 1er-15 janvier 1888.