Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 2.djvu/10

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plaintes sur son sort, d’accusations amères contre les riches et les capitalistes, il eût été bien facile d’apercevoir que le danger n’était pas dans ces querelles intestines de la classe moyenne sur les réformes politiques plus ou moins étendues qu’elle poursuivait et qui absorbaient alors toute l’attention du pouvoir, mais dans ces idées fausses d’égalité absolue, dans ces sentiments envieux qui couvaient et fermentaient au sein des classes ouvrières : gouvernement et opposition s’y sont trompés, et ont eu le tort de ne voir la société que dans cette sphère si restreinte où s’agitait la vie politique. Aussi, la catastrophe de 1848 a-t-elle été tout à la fois une surprise et une révélation.

Si le tort a été commun, la responsabilité n’est pas la même ; car c’était au Gouvernement, qui avait le devoir et tous les moyens de suivre et d’étudier ce travail des esprits dans la classe ouvrière, a y pourvoir, et, certes, ce n’était pas en opposant un veto absolu à toute réforme, en réduisant de plus en plus le cadre électoral, en affichant avec cynisme le marché des votes politiques, en désaffectionnant et scandalisant tous les jours de plus en plus la classe moyenne, qu’on pouvait conjurer et détourner l’orage qui se préparait dans les profondeurs de la société.

Ajoutons que les républicains eux-mêmes ne se doutaient pas de cet état des esprits dans le peuple. S’ils l’avaient connu, ils seraient bien plus impardonnables encore d’avoir sciemment renversé la digue qui contenait ce torrent de passions antisociales.

Toute lutte entre la classe moyenne et les ouvriers a été et sera toujours funeste ; elle n’a d’autre issue possible que l’anarchie ou le despotisme, elle est d’avance condamnée à ne produire qu’un avortement également désastreux pour l’une et l’autre de ces deux classes. La révolution de 1848 devait être une nouvelle et décisive démonstration de cette vérité.