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DE LA VIE RÉELLE.

tre-mer et même de l’intérieur étaient rares. Pour ces raisons, les pertes résultant de la débâcle contemplée par notre vénérable curé se réduisirent à quelques petits chalands disparus sous l’eau et la glace, mais que leurs propriétaires remirent à flot et réparèrent peu de temps après.

Un chantier pour la construction des navires et vaisseaux ordinaires nouvellement établi, juste en face de l’auberge favorite du père Antoine, de l’autre côté du Richelieu, fut entièrement réduit en ruines par la glace amoncelée, mais comme la compagnie était de Québec, les Sorelois versèrent des larmes d’autant moins amères que la susdite maison de Québec était riche…… Le fait est que cela fut une bonne aubaine pour une famille irlandaise nouvellement établie à Sorel, composée du père, de la mère, de trois garçons et d’une fille. Ces braves gens étaient alors ignorés du monde entier, mais bien connus au chantier comme des journaliers laborieux, intelligents, d’initiative en tout, l’aîné des garçons possédant une certaine instruction et une idée pratique du dessin linéaire, grâce à notre excellent curé qui, ayant toutes ses ouailles en grande affection et ses compatriotes en particulier, protégeait cette famille nouvellement arrivée à Sorel et qui lui avait été spécialement recommandée par un prêtre patriote de Cork (Irlande).

C’est ainsi que, diplomate au spirituel comme au temporel, il réussit à désintéresser la maison de commerce de Québec et à lui substituer ses susdits compatriotes, lesquels sont devenus depuis, grâce à cette protection et, disons-le pour être véridique, à leur intelligence et à la manière avec laquelle ils surent utiliser le travail de la race inférieure, au milieu de laquelle ils vivaient, sont devenus, disons-nous, des millionnaires.

Ajoutons, au grand scandale et au désespoir inénarrable du beau sexe, que deux de ces heureux héritiers de la fortune sont restés célibataires endurcie. En somme, pour ce qui est de la débâcle, il n’y eut aucune perte de vie et les pertes matérielles furent comparativement insignifiantes.

Aussi notre bon curé, à la demande des fervents catholiques de l’endroit — et tous l’étaient alors comme aujourd’hui — chanta une messe solennelle d’action de grâce annoncée au prône, le dimanche suivant le jour de la débâcle, en français et en anglais, suivant un usage d’alors qui existait encore récemment à Sorel, bien que la presque totalité des catholiques fussent français : tant il est vrai de dire que pour tout homme de cœur le culte qu’il a voué à sa langue maternelle est chose sacrée !

XV

Revenons maintenant à notre héroïne et au tête-à-tête si anxieusement désiré par elle, à l’office, comme elle l’avait dit, de notre vénérable curé.

Nous n’entendons pas raconter par le menu le long entretien entre M. le curé et Julie, non parce que ce fut une confession, car ça n’en fut pas une, mais plutôt une confidence, une expansion d’une enfant privée de sa mère à celui qu’elle considérait à si juste titre comme un saint et un dévoué père d’adoption.

Elle lui redit son bonheur des premiers mois de son mariage, la confiance réciproque et l’amour mutuel entre les deux jeunes époux, lorsque tout-à-coup, sans cause appréciable, apparut au firmament ce point noir