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MERLIN.

barqua avec neuf autres bardes, disent les Triades, et on ne put parvenir à savoir ce qu’il devint[1]. Il nous apprend lui-même qu’il quitta la cour et s’enfuit dans les bois[2].

Notre ballade est aussi d’accord avec les traditions galloises, en lui prêtant un goût tout particulier pour les pommes et en le faisant tomber dans un piège où ces fruits sont l’appât. Il aimait tellement l’arbre qui les produit, qu’il lui a consacré un poëme :

« Ô pommier ! dit-il, doux et cher arbre, je suis tout inquiet pour toi ; je tremble que les bûcherons ne viennent, et ne creusent autour de ta racine, et ne corrompent ta sève, et que tu ne puisses plus porter de fruits à l’avenir[3]. »

D’autre part, au douzième siècle, un poëte latin de Galles, écho de la tradition de son temps, fait tenir ce langage à Merlin : « Un jour que nous chassions, nous arrivâmes près d’un chêne aux rameaux touffus… À ses pieds coulait une fontaine bordée d’un gazon vert. Nous nous assîmes pour boire. Or, il y avait çà et là, parmi les herbes tendres, des pommes odorantes, au bord du ruisseau… Je les partageai entre mes compagnons, qui les dévorèrent ; mais aussitôt ils perdent la raison, ils frémissent, ils écument, ils se roulent furieux à terre, et s’enfuient, chacun de son côté, comme des loups, en remplissant l’air de déplorables hurlements.

« Ces fruits m’étaient destinés ; je l’ai su depuis. Il y avait alors en ces parages une femme qui m’avait aimé autrefois, et qui avait passé avec moi plusieurs années d’amour. Je la dédaignai, je repoussai ses caresses : elle voulut se venger ; et, ne le pouvant faire autrement, elle plaça ces dons enchantés au bord de la fontaine, où je devais revenir… Mais ma bonne étoile m’en préserva[4]. »

Peut-être est-ce la même sorcière que veut désigner la ballade bretonne. Merlin parle lui-même dans ses poëmes d’une certaine femme versée dans les sciences magiques, avec laquelle il dit avoir eu des rapports.

Le roi dont la ballade semble avoir gardé le souvenir parait être Budik, chefs des Bretons d’Armorique, prince d’origine cornouaillaise, émigré de l’île de Bretagne. Il combattit les Franks, et défendit vaillamment contre eux la liberté de sa patrie ; Clovis, n’ayant pu le vaincre, le fit assassiner (vers 509). Budik avait marié sa fille Aliénor à un prince qu’on ne nomme pas, et lui avait donné en dot plusieurs droits sur les côtes de Léon. C’était, d’après la Charte d’Alan Fergan, la tradition populaire du onzième siècle[5] ; c’était aussi celle du quinzième[6]. Il y a lieu de croire que cette Aliénor est l’héroïne de la ballade, et que le jeune

  1. Trioed inis Prydain. ibid, t.III, S. 1.
  2. Myvyrian, t. I, p. 150.
  3. Ibid
  4. Vita Merlini Caledoniensis, p. 55.
  5. Vicecomes Leonensis protunc habebat quam plurimas nobilitates quas, ut dicebatur, Budicius, quondam rex Britanniae, concesserat et dederat uni praedecessorum suorum in matrimonio. Carta Alani Fergan, ap. D. Morice, et D. Lobineau, Hist. de Bretagne.)
  6. « Voix publique au païs est qu’iceluy debvoir (de Leon) fust par un prince baillié en dot et en mariage faict d’une fille du dict prince à un des antécesseurs du vicomte de Léon. » (Mémoire aux états — 1478 — ap. D. Morice, Histoire de Bretagne.)