Page:Bashkirtseff - Journal, 1890, tome 2.pdf/393

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
388
JOURNAL

comparé à une pensée en marbre ? Et qu’est-ce que je fais de mon esquisse d’il y a trois ans, car elle est d’octobre 1879. On nous a donné ce sujet chez Julian et j’en ai été saisie, comme des saintes femmes au sépulcre. – Ariane !

avait là un bon sentiment ; moi j’en suis prise comme du tableau d’à présent. Voilà trois ans que je suis sur le point de sculpter pour faire ce sujet… Je me sens sans force devant des choses banales… Et le terrible « à quoi bon ? » me coupe les bras. — Thésée s’est enfui pendant la nuit, Ariane se trouvant seule à l’aurore, parcourt l’ile en tous sens, lorsqu’au premier rayon du soleil, arrivée à l’extrémité d’un rocher, elle voit, comme un point à l’horizon, le vaisseau… Alors… Voilà le moment à saisir et difficile Julian et Tony ont trouvé qu’il y —

à raconter : elle ne peut aller plus loin, elle ne peut pas appeler ; l’eau est là, tout autour ; le vaisseau n’est qu’un point qu’on voit à peine ; alors elle tombe sur le rocher, la tête sur le bras droit, dans une pose qui doit exprimer toute l’horreur del’abandon, dudésespoir, de cette femme laissée là, lâchement… Je ne sais pas dire, mais il y a là une rage d’impuissance, un abattement suprême à exprimer, qui m’empoignent complètement. Vous comprenez, elle est là, sur la limite du rocher, épuisée de douleur et, selon moi, de rage impuissante ; il y a là un laisser aller de tout l’être, la fin de tout !… Ce rocher abrupt, cette force brutale…, qui enchaîne la volonté… enfin ! Oui, la préoccupation de la perspective des lignes est une tromperie, la préoccupation des tons, de la couleur est une chose misérable, une chose de métier et qui, petit à petit, absorbe tout, ne laissant plus de place à la pensée.

Les penseurs et les poètes en peinture sont des exé-