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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

Au passage de Belleville, avec cette faculté d’assimilation et de vibration que je possède à un degré si puissant, j’ai ressenti un mouvement de fierlé attendrie qui m’a voilé les yeux. Mais lorsque paraissent les couronnes monumentales des villes d’Alsace-Lorraine et les drapeaux tricolores en deuil, il y a un frémissement dans la foule qui arrache des larmes. Et le défilé continue toujours, et les couronnes se succèdent, les rubans et les fleurs brillent au soleil à travers des voiles de crêpe.

Ce n’est pas un enterrement, c’est une marche triomphale. Je ne sais pas ce qui fait que je ne puis dire : apothéose. C’est un peuple entier qui marche derrière ce cercueil et toutes les fleurs de France sont coupées pour honorer ce génie atrocement tué à quarante-quatre ans, qui incarnait toutes les aspirations généreuses de cette génération, qui avait fini par s’approprier et par englober dans sa personnalité la vie entière du pays jeune, qui était la poésie, les arts, l’espoir, la téte des hommes nouveaux. Mort à quarante-quatre ans, n’ayant eu le temps que de préparer le terrain pour son ouvre de revanche et de grandeur.

Cet incroyable et unique défilé dure plus de deux heures et demie, et enfin la foule se referme, la foule indifférente et tapageuse, ne songeant plus qu’à rire de la frayeur des chevaux des derniers cuirassiers. Il n’y a jamais eu rien de pareil : les musiques, les fleurs, les corporations, les enfants dans ce léger brouillard que le soleil faisait ressembler à des images d’une apothéose. Cette vapeur dorée et ces fleurs feraient songer au convoi impossible de quelque jeune dieu… Mėme en mettant de côté la politique, je comprends que tout le monde soit porté à lui témoigner des re-