Page:Baudelaire - Œuvres posthumes, I, Conard, 1939.djvu/329

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lui de quinze années, il nous semble qu’il n’a pas obtenu en retour un souvenir assez affectueux, ni même assez juste. "M. de Fontanes, dit M. de Chateaubriand, a été, avec Chénier, le dernier écrivain de l’école classique de la branche aînée." Et aussitôt après : "Si quelque chose pouvait être antipathique à M. de Fontanes, c’était ma manière d’écrire. En moi commençait, avec l’école dite romantique, une révolution dans la littérature française. Toutefois, mon ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, se passionna pour elle. Il comprenait une langue qu’il ne parlait pas."

De quel Chénier s’occupe ici M. de Chateaubriand ? Ce n’est pas sans doute de Joseph Chénier. Le choix serait peu fondé ; la forme classique de Joseph Chénier, sa poésie, sa langue n’ont pas la pureté sévère et la grâce élégante de M. de Fontanes, et, par là même, le goût de Chénier était implacable, non seulement pour les défauts, mais pour les beautés de l’auteur d’Atala. Que s’il s’agit, au contraire, d’André Chénier, une des admirations de jeunesse qu’avait gardées M. de Fontanes, bien que lui-même fût un imitateur plus timide de l’antiquité, nous n’hésitons pas à dire que l’auteur de la Chartreuse, du Jour des Morts, des vers sur l’Eucharistie, offre quelques traits en commun avec l’originalité plus neuve et plus hardie de l’élégie sur le Jeune malade et des stances à Mlle de Coigny. Mais alors, il ne fallait pas s’étonner que de ce fonds même d’imagination et d’harmonie, M. de Fontanes fût bien disposé en faveur de cette prose brillante et colorée, qu’André Chénier aussi aurait couronnée de louanges et de fleurs, sans y reconnaître pourtant la pureté de ses anciens Hellènes.

M. de Chateaubriand se vante ici, à tort, de sa barbarie, et, à tort aussi, remercie son ami de s’être passionné pour elle. Personne, et nos souvenirs en sont témoins, n’avait plus vive impatience que M. de Fontanes de certaines affectations barbares ou non qui déparent Atala et René, mais les beautés le ravissaient, et c’est ainsi qu’il faut aimer et qu’il faut juger. (Tribune moderne, page 73.)

Mais… quand M. de Fontanes, causeur aussi vif, aussi aventureux qu’il était pur écrivain, quand M. de Fontanes, l’imagination pleine de Virgile et de Milton, et adorant Bossuet, comme on adore un grand poète, errait avec son ami plus jeune dans les bois voisins de la Tamise, dînait solitairement dans quelque auberge de Chelsea et qu’ils revenaient tous deux, avec de longues causeries, à leur modeste demeure… (Tribune moderne, page 74.)

Ainsi Fontanes mangeait seul.