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lement pour satisfaire une curiosité publique légitime, mais aussi pour montrer quelle admirable logique existe dans la genèse des faits matériels et des phénomènes moraux. Le public aime à se rendre compte de l’éducation des esprits auxquels il accorde sa confiance ; on dirait qu’il est poussé en ceci par un sentiment indomptable d’égalité. « Tu as touché notre cœur ! Il faut nous démontrer que tu n’es qu’un homme, et que les mêmes éléments de perfectionnement existent pour nous tous. » Au philosophe, au savant, au poète, à l’artiste, à tout ce qui est grand, à quiconque le remue et le transforme, le public fait la même requête. L’immense appétit que nous avons pour les biographies naît d’un sentiment profond de l’égalité.

L’enfance et la jeunesse de Pierre Dupont ressemblent à l’enfance et à la jeunesse de tous les hommes destinés à devenir célèbres. Elle est très simple, et elle explique l’âge suivant. Les sensations fraîches de la famille, l’amour, la contrainte, l’esprit de révolte s’y mêlent en quantités suffisantes pour créer un poète. Le reste est de l’acquis. Pierre Dupont naît le 23 avril 1821, à Lyon, la grande ville du travail et des merveilles industrielles. Une famille d’artisans, le travail, l’ordre, le spectacle de la richesse journalière créée, tout cela portera ses fruits. Il perd sa mère à l’âge de quatre ans : un vieux parrain, un prêtre, l’accueille chez lui, et commence une éducation qui devait se continuer au petit séminaire de Largentière. Au sortir de la maison religieuse, Dupont devient apprenti canut ; mais bientôt on le jette dans une maison de banque, un grand étouffoir. Les grandes feuilles de papier à lignes rouges, les hideux cartons verts des notaires et des avoués, pleins de dissensions, de haines, de querelles de familles, souvent de crimes inconnus, la régularité cruelle, implacable d’une maison de commerce, toutes ces choses sont bien faites pour achever la création d’un poëte. Il est bon que chacun de nous, une fois dans sa vie, ait éprouvé la pression d’une odieuse tyrannie ; il apprend à la haïr. Combien de philosophes a engendrés le séminaire ! Combien de natures révoltées ont pris vie auprès d’un cruel et ponctuel militaire de l’Empire ! Fécondante discipline, combien nous te devons de chants de liberté ! La pauvre et généreuse nature, un beau matin, fait son explosion, le charme satanique est rompu, et il n’en reste que ce qu’il faut, un souvenir de douleur, un levain pour la pâte.

Il y avait à Provins un grand-père chez qui Pierre Dupont allait quelquefois ; là il fit connaissance de M. Pierre Lebrun, de l’Académie, et peu de temps après, ayant tiré au sort, il fut obligé de rejoindre un régiment de chasseurs. Par grand bonheur, le livre Les Deux Anges était fait. M. Pierre Lebrun imagina de faire souscrire beaucoup de personnes à l’impression du livre : les bénéfices furent consacrés à payer un remplaçant. Ainsi Pierre Dupont commença sa vie, pour ainsi dire publique, par se racheter de l’esclavage par la poésie. Ce sera pour lui un grand honneur et une grande consolation