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Page:Baudelaire - Notice sur Pierre Dupont, 1851.djvu/8

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d’avoir, jeune, forcé la muse à jouer un rôle utile, immédiat, dans sa vie.

Ce même livre, incomplet, souvent incorrect, d’une allure indécise, contient cependant, ainsi que cela arrive généralement, le germe d’un talent futur qu’une intelligence élevée pouvait, à coup sûr, pronostiquer. Le volume obtint un pris à l’Académie, et Pierre Dupont eut dès lors une petite place en qualité d’aide aux travaux du dictionnaire. Je crois volontiers que ces fonctions, quelque minimes qu’elles fussent en apparence, servirent à augmenter et perfectionner en lui le goût de la belle langue. Contraint d’entendre souvent les discussions orageuses de la rhétorique et de la grammaire antique aux prises avec la moderne, les querelles vives et spirituelles de M. Cousin avec M. Victor Hugo, son esprit dut se fortifier à cette gymnastique, et il apprit ainsi à connaître l’immense valeur du mot propre. Ceci paraîtra peut-être puéril à beaucoup de gens, mais ceux-là ne se sont pas rendu compte du travail successif qui se fait dans l’esprit des écrivains, et de la série des circonstances nécessaires pour créer un poëte.

Pierre Dupont se conduisit définitivement avec l’Académie comme il avait fait avec la maison de banque. Il voulut être libre, et il fit bien. Le poëte doit vivre par lui-même ; il doit, comme disait Honoré de Balzac, offrir une surface commerciale. Il faut que son outil le nourrisse. Les rapports de Pierre Dupont et de M. Lebrun furent toujours purs et nobles, et comme l’a dit Sainte-Beuve, si Dupont voulut être tout-à-fait libre et indépendant, il n’en resta pas moins reconnaissant du passé.

Le recueil les Paysans, chants rustiques, parut donc : une édition proprette illustrée d’assez jolies lithographies, et qui pouvait se présenter avec hardiesse dans les salons, et prendre décemment sa place sur les pianos de la bourgeoisie. Tout le monde sut gré au poëte d’avoir enfin introduit un peu de vérité et de nature dans ces chants destinés à charmer les soirées. Ce n’était plus cette nourriture indigeste de crèmes et de sucreries dont les familles illettrées bourrent imprudemment la mémoire de leurs demoiselles. C’était un mélange véridique d’une mélancolie naïve avec une joie turbulente et innocente, et par-ci par-là les accents robustes de la virilité laborieuse.

Cependant Dupont, s’avançant dans sa voie naturelle, avait composé un chant d’une allure plus décidée, et bien mieux fait pour émouvoir le cœur des habitants d’une grande ville. Je me rappelle encore la première confidence qu’il m’en fit, avec une naïveté charmante, et comme encore indécis dans sa résolution. Quand j’entendis cet admirable cri de douleur et de mélancolie (Le Chant des ouvriers, 1846), je fus ébloui et attendri. Il y avait tant d’années que nous attendions un peu de poésie forte et vraie ! Il est impossible, à quelque parti qu’on appartienne, de quelques préjugés qu’on ait été nourris, de ne pas être touché du spectacle de cette multitude maladive respirant