Page:Baudelaire - Petits poèmes en prose 1868.djvu/373

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et devant ces deux ivrognes qui avaient l’air à moitié fou, beaucoup de gens se sauvent scandalisés.

Mais bien en prit à ceux chez qui la pudeur n’éteignit pas la curiosité et qui eurent le courage de rester. « Commence, » dit le guitariste au marbrier. Il est impossible d’exprimer quel genre de sons sortit du violon ivre ; Bacchus en délire taillant de la pierre avec une scie. Que joua-t-il, ou qu’essaya-t-il de jouer ? Peu importe, le premier air venu. Tout à coup une mélodie énergique et suave, capricieuse et une à la fois, enveloppe, étouffe, éteint, dissimule le tapage criard. La guitare chante si haut, que le violon ne s’entend plus. Et cependant c’est bien l’air, l’air aviné qu’avait entamé le marbrier.

La guitare s’exprime avec une sonorité énorme ; elle jase, elle chante, elle déclame avec une verve effrayante, et une sûreté, une pureté inouïes de diction. La guitare improvisait une variation sur le thème du violon d’aveugle. Elle se laissait guider par lui, et elle habillait splendidement et maternellement la grêle nudité de ses sons. Mon lecteur comprendra que ceci est indescriptible ; un témoin vrai et sérieux m’a raconté la chose. Le public, à la fin, était plus ivre que lui. L’Espagnol fut fêté, complimenté, salué par un enthousiasme immense. Mais sans doute le caractère des gens du pays lui déplut ; car ce fut la seule fois qu’il consentit à jouer.

Et maintenant où est-il ? Quel soleil a contemplé ses derniers rêves ? Quel sol a reçu sa dépouille cosmopo-