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Page:Baudelaire - Petits poèmes en prose 1868.djvu/408

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abattre. Encore cette destruction est-elle toute matérielle ; mais il en est une autre plus impitoyable et plus secrète qui s’attaque aux choses invisibles. Figurez-vous qu’au moment où vous vous appuyez sur l’être de votre choix, et que vous lui dites : Envolons-nous ensemble et cherchons le fond du ciel ! — une voix implacable et sérieuse penche à votre oreille pour vous dire que nos passions sont des menteuses, que c’est notre myopie qui fait les beaux visages et notre ignorance les belles âmes, et qu’il vient nécessairement un jour où l’idole, pour le regard plus clairvoyant, n’est plus qu’un objet, non pas de haine, mais de mépris et d’étonnement !

— De grâce, monsieur, dit madame de Cosmelly.

Elle était en même temps émue ; Samuel s’était aperçu qu’il avait mis le fer sur une ancienne plaie, et il insistait avec cruauté.

— Madame, dit-il, les souffrances salutaires du souvenir ont leurs charmes, et, dans cet enivrement de la douleur, on trouve parfois un soulagement. — À ce funèbre avertissement, toutes les âmes loyales s’écrieraient : « Seigneur, enlevez-moi d’ici avec mon rêve intact et pur : je veux rendre à la nature ma passion avec toute sa virginité, et porter ailleurs ma couronne inflétrie. » — D’ailleurs les résultats du désillusionnement sont terribles. — Les enfants maladifs qui sortent d’un amour mourant sont la triste débauche et la hideuse impuissance : la débauche de l’esprit, l’impuissance du cœur, qui font que l’un ne vit plus que par