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Page:Baudelaire - Petits poèmes en prose 1868.djvu/451

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j’enfourchai un cheval, comme centurion de cavalerie dans la légion impériale et je fus commandé pour le service des frontières de la Pannonie. Depuis, j’ai vécu en Asie Mineure. Je n’ai jamais vu Rome ; mais un mot vous suffira. J’ai vu, — ici Sempronius fit une pause, — j’ai vu l’être qui est fait pour remplir le vide de mon âme et le peupler à jamais. C’était à un banquet offert aux officiers de la légion par le proconsul Septimius, à notre arrivée à Éphèse. Tout fut, vous le présumez, noble et somptueux. Mais tout fut éclipsé par un spectacle qui eut lieu dans les jardins du palais et fut joué par les desservants du temple. C’était un drame dans le goût de ceux qu’enfantait l’imagination d’Ovide, court, mais délicieusement rendu ; c’était une fable sur le pouvoir de l’Amour. Le petit dieu figurait sous cent formes diverses, tantôt en guerrier, tantôt en poète ou en musicien, d’autres fois en roi, et d’autres fois il paraissait en marchand chargé d’une pacotille de trésors et de bijoux, le tout pour entreprendre le cœur d’une belle fille. Mais aussi quelle conquête que celle sur qui le Jeune Enchanteur essayait tous ses pouvoirs ! Je n’ai jamais rien vu, rien imaginé de plus beau, ni de plus aimable ! Tout ce que la poésie a inventé de mieux, tout ce que ma fantaisie avide a revêtu de grâce et de charme, de beauté et de noblesse, fut jeté dans les ténèbres de l’oubli. Devant moi se mouvait, vivait, regardait, souriait la Beauté essentielle, telle que Vénus s’élevant du sein des lames salées, ou Pandore descendant des portiques de l’Olympe. Je sen-