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Aux heures de mélancolie amoureuse, c’est toujours avec elle qu’il voudrait s’enfuir et cacher sa félicité parfaite dans quelque asile mystérieusement féerique, ou idéalement confortable, cottage de Gainsborough, intérieur de Gérard Dow, ou mieux encore palais à dentelles de marbre de Benarès ou d’Hyderabad. Jamais son rêve n’emmène d’autre compagne. Faut-il voir dans cette Béatrix, dans cette Laure qu’aucun nom ne désigne, une jeune fille ou une jeune femme réelle, passionnément et religieusement aimée par le poëte pendant son passage sur cette terre ? Il serait romanesque de le supposer, et il ne nous a pas été donné d’être mêlé assez profondément à la vie intime de son cœur pour répondre affirmativement ou négativement à la question. Dans sa conversation toute métaphysique, Baudelaire parlait beaucoup de ses idées, très-peu de ses sentiments et jamais de ses actions. Quant au chapitre des amours, il avait mis pour sceau sur ses lèvres fines et dédaigneuses un camée à figure d’Harpocrate. Le plus sûr serait de ne voir dans cet amour idéal qu’une postulation de l’âme, l’élan d’un cœur inassouvi et l’éternel soupir de l’imparfait aspirant à l’absolu.

À la fin des Fleurs du mal se trouve une suite de pièces sur le Vin et les diverses ivresses qu’il produit, selon les cerveaux qu’il attaque. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il ne s’agit pas ici de chansons bachiques célébrant le jus de la treille, ni rien de semblable. Ce sont des peintures hideuses et terribles de l’ivrognerie, mais sans moralité à la Hogarth. Le tableau n’a pas besoin de légende, et le Vin de l’ouvrier fait frémir. Les Litanies de Satan, dieu du mal et prince du monde, sont une de ces froides ironies familières à l’auteur où l’on aurait tort de voir une impiété. L’impiété n’est pas dans la nature de Baudelaire, qui croit à une mathématique supérieure établie par Dieu de toute éternité et