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du nom d’Edgar Poe, et le souvenir de l’un éveille immédiatement la pensée de l’autre. Il semble même parfois que les idées de l’Américain appartiennent en propre au Français.

Baudelaire, comme la plupart des poëtes de ce temps-ci, où les arts, moins séparés qu’ils n’étaient autrefois, voisinent les uns chez les autres et se livrent à de fréquentes transpositions, avait le goût, le sentiment et la connaissance de la peinture. Il a écrit des articles de Salon remarquables, et, entre autres, des brochures sur Delacroix, qui analysent avec une pénétration et une subtilité extrêmes, la nature d’artiste du grand peintre romantique. Il en a la préoccupation et nous trouvons, dans des réflexions sur Edgar Poe, cette phrase significative : « Comme notre Eugène Delacroix, qui a élevé son art à la hauteur de la grande poésie, Edgar Poe aime à agiter ses figures sur des fonds violâtres et verdâtres, où se révèlent la phosphorescence de la pourriture et la senteur de l’orage, » Quel juste sentiment en cette simple phrase incidente de la couleur passionnée et fiévreuse du peintre ! Delacroix, en effet, devait charmer Baudelaire par la maladie même de son talent si troublé, si inquiet, si nerveux, si chercheur, si exaspéré, si paroxyste, qu’on nous passe ce mot, qui seul rend bien notre pensée, et si tourmenté des malaises, des mélancolies, des ardeurs fébriles, des efforts convulsifs et des rêves vagues de l’époque moderne.

Un instant, l’école réaliste crut pouvoir accaparer Baudelaire. Certains tableaux des Fleurs du mal, d’une vérité outrageusement crue et dans lesquels le poëte n’avait reculé devant aucune laideur, pouvaient faire croire à des esprits superficiels qu’il penchait vers cette doctrine. On ne faisait pas attention que ces tableaux, soi-disant réels, étaient toujours relevés par le caractère, l’effet ou la couleur, et, d’ail-