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Page:Baudelaire Les Fleurs du Mal.djvu/73

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d’opium porte un titre lamentable, qu’elle justifie bien : Suspiria de profundis. Dans une de ces visions apparaissent trois figures inoubliables, mystérieusement terribles, comme les Moires grecques et les Mères du second Faust. Ce sont les suivantes de Levana, l’austère déesse qui lève le nouveau-né de terre et le perfectionne par la douleur. Comme il y a trois Grâces, trois Parques, trois Furies, comme il y avait primitivement trois Muses, il y a trois déesses de la tristesse ; elles sont nos Notre-Dame des Tristesses. La plus âgée des trois sœurs s’appelle Mater lacrymarum ou Notre-Dame des Larmes, la seconde Mater suspiriorum, Notre-Dame des Soupirs, la troisième et la plus jeune Mater tenebrarum, Notre-Dame des Ténèbres, la plus redoutable de toutes et à laquelle l’esprit le plus ferme ne peut songer sans une secrète horreur. Ces spectres dolents ne parlent pas le langage articulé des mortels ; ils pleurent, soupirent et font dans l’ombre vague des gestes fatidiques. Ils expriment ainsi les douleurs inconnues, les angoisses sans nom, les suggestions du désespoir solitaire, tout ce qu’il y a de souffrances, d’amertumes et de douleurs au plus profond de l’âme humaine. L’homme doit recevoir les leçons de ces rudes initiatrices ; « ainsi verra-t-il les choses qui ne devraient pas être vues, les spectacles qui sont abominables et les secrets qui sont indicibles ; ainsi lira-t-il les antiques vérités, les tristes vérités, les grandes et terribles vérités. »

On pense bien que Baudelaire ne ménage pas à de Quincey les reproches qu’il adresse à tous ceux qui veulent l’élever au surnaturel par des moyens matériels ; mais, en faveur de la beauté des tableaux que peint l’illustre et poétique rêveur, il lui montre beaucoup de bienveillance.

Vers cette époque, Baudelaire quitta Paris et alla planter sa tente à Bruxelles. Il ne faut voir dans ce voyage aucune