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ARISTOTE.

l’accusation à Démophilus (46). On ne saurait deviner par quelle chicanerie les accusateurs pouvaient trouver quelque ombre de preuve dans l’inscription d’Hermias. Elle consiste en quatre vers qui n’ont nul rapport aux choses sacrées, mais seulement à la perfidie du roi de Perse envers ce malheureux ami d’Aristote. Nous apprenons d’Athénée que l’autre fondement de l’accusation, savoir l’hymne composé pour Hermias, était injuste, vu que ce n’était point un poëme de religion, ni une pièce sacrée, comme Démophile le prétendait (47). Athénée ajoute qu’Eurymédon avait suborné Démophile, pour donner plus de poids à l’accusation (48). Apparemment Démophile était quelque homme de qualité, et de grande autorité dans Athènes : peut-être ne pénétra- t-il pas toute la profondeur de la politique sacerdotale, et ne comprit pas que le prêtre Eurymédon ne le voulait faire agir qu’afin de rendre plus suspect le pauvre Aristote. On s’attendait à voir faire ce raisonnement : S’il n’y avait que les prétres qui accusassent Aristote, le mal pourrait être supportable, leur grande piété les allarme pour les moindres choses qui blessent la religion ; mais voici, un Démophile qui est si scandalisé des blasphèmes d’Aristote, qu’il en demande justice : il faut que le mal soit bien grand. L’hymne en question s’est conservé : on le trouve dans Athénée et dans Diogène Laërce ; et l’on ne saurait y voir aucune trace d’impiété. Mais les accusateurs disaient sans doute qu’Aristote profanait les divins cantiques, en les faisant servir à la gloire d’un homme mortel. Ils soutenaient qu’il chantait tous les jours cet hymne dans ses repas (49) : Aristote, ne se fiant point au bon tour qu’on pouvait donner à son petit poëme, se retira tout doucement à Chalcis, dans l’île d’Euboée, et plaida sa cause de loin par écrit. Athénée rapporte quelques paroles de cette apologie ; mais il ne garantit pas

(46) Pavorin., in omnimodi Historia, apud Laërtium, in Vitâ Ariatotelis, num. 5.

(47) Athen., lib. XV, cap. XVI, pag. 696.

(48) Vooyez les Notes de Casaubon sur Athénée, pag. 984.

(49) Athen., pag. 696, B.

qu’elle soit effectivement d’Aristote (50). Phavorin, dans Diogène Laërce, assure qu’Aristote écrivit une harangue dans le genre judiciaire, et qu’il fut le premier qui fit de telles harangues en sa propre cause, ou, que ce fut la première fois qu’il en fit pour lui (51) ; Nunnesius assure que Sénèque, de Vitâ beatâ, remarque qu’Aristote ne fit que celle-là en sa vie (52). Quoi qu’il en soit, son plus sûr parti était de plaider de loin ; car les accusateurs étaient des gens qui ne lui auraient jamais donné aucun repos, et qui auraient fait agir tant de machines, qu’enfin ils en auraient trouvé une qui aurait fait le coup. Il n’était pas possible, grand esprit comme il était, qu’il ne se fût quelquefois moqué des bassesses du culte public des Athéniens, et qu’il n’eût jamais dit son sentiment sur les fourberies des prêtres. On eût ramassé toutes ses conversations ; on eût fait ouïr des témoins ; en un mot, on l’eût accablé sans ressource. Que sait-on même s’il ne lui était pas échappé quelquefois des impiétés effectives, en pensant ne parler que de la grandeur immuable de l’Etre souverainement parfait ? Origène dit que le procès d’impiété qu’on voulait faire à Aristote était fondé sur quelques-uns de ses dogmes (53) : il dit en un autre endroit que c’est un dogme des péripatéticiens, que les prières et les sacrifices ne servaient de rien (54). Apparemment ils fondaient cela sur ce faux principe, qu’une sagesse infinie fait de tout temps ce qu’elle doit faire, et qu’elle ne change point, de route selon les désirs et les intérêts humains, comme si elle avait besoin que nos prières fussent des avis qu’on lui donnât de ne pas faire ce à quoi il nous semble qu elle est toute déterminée. Un tel principe, quand il n’est pas rectifié par les lumières de la religion, est une impiété très-réelle. Aristote n’aurait jamais échappé aux prêtres athéniens, s’ils l’avaient tenu par-là. Ce qu’il répondit

(50) Idem, pag. 697, A.

(51) Diog. Laërtius in Vitâ Aristot., num. 9.

(52) Nunnesii Nolae in Vitam Aristotelis, pag. 147.

(53) Orig. contra Celsum, lib. I.

(54) Idem. ibid. lib. II.