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ANTOINE.

contre ceux de l’église romaine, que l’Écriture est toute brillante de caractères de divinité : contre M. Pajon, il tient un autre langage [1]. Il faudrait laisser en propre ce privilége aux poëtes et aux orateurs. « Ils disent souvent, en différens endroits, des choses contraires les unes aux autres, selon ce qui fait à leur propos. Nos poëtarum more, utì se res dederit, ità sel populi vel eruditorum hominum sententiam nostro quodam jure sequimur, atque aliàs si sit opus, aliter de eâdem dicimus, dit l’excellent monsignor della Casa, archevêque de Bénévent, dans une de ses lettres à Victorius ; et Eustathius, sur le vers 181 du second livre de l’Odyssée, et sur le 243e. du XIIe. de l’Iliade, a remarqué qu’Homère avait dit en ces endroits des choses touchant les augures, qui étaient contraires à celles qu’il avait dites ailleurs : ce qu’il appelle τὸ ἀμϕοτερόγλωσσον. J’ai donc dit en ces premiers endroits de mes poésies que je viens d’alléguer, que c’était une vilaine chose qu’un vieux poëte, parce que cela faisait à mon sujet ; mais cela n’empêche pas que je ne puisse dire ailleurs le contraire, si l’occasion s’en présente. [2]. » Que j’aime cette bonne foi ! et que je serais ravi de la trouver dans Bellarmin et dans le ministre ! mais ce n’est pas une chose qu’il faille espérer. Nous entendrons bientôt Cicéron sur le droit des avocats, par rapport à la liberté de se contredire. Voyez les remarques (H) et (I) de l’article Balde.

(C) La précaution dont il usait n’est pas toujours capable de tirer d’affaire les avocats. ] Nous avons vu [3] comment Cicéron a observé que la mémoire des auditeurs est redoutable aux avocats qui se contredisent [4]. S’il en avait donné des exemples, il aurait mieux fait connaître que les précautions de Marc Antoine étaient inutiles. Mais il faut avouer que ce qu’il ajoute est assez propre à justifier la conduite de cet orateur. Voici ce que c’est. Marc Brutus, qui accusait L. Plancius, défendu par L. Crassus, fit venir deux personnes, qui lurent tout haut certains endroits qu’il avait choisis dans deux harangues de L. Crassus, l’une desquelles élevait extrêmement l’autorité du sénat, et l’autre ne l’abaissait pas moins. Cela mit un peu en peine l’orateur, et l’obligea à préparer des excuses sur la diversité des temps et des causes qui avait exigé de lui ces deux sortes de maximes [5]. Ego verò, dit Cicéron [6], in isto genere libentiùs cùm multorum tum hominis eloquentissimi et sapientissimi L. Crassi autoritatem sequor, qui quùm L. Plancium defenderet accusante M. Bruto, homine in dicendo vehementi et callido, quùm Brutus duobus recitatoribus constitutis ex duabus ejus orationibus capita alterna inter se contraria recitanda curâsset, quòd in dissuasione rogationis ejus quæ contra Coloniam Narbonensem ferebatur quantùm potest de autoritate senatûs detrahit : in suasione legis Serviliæ summis ornat senatum laudibus, et multa in equites romanos quùm ex eâ oratione asperiùs dicta recitâsset, quo animi illorum judicum in Crassum incenderentur : aliquantùm esse commotus dicitur. Itaquè in respondendo primùm exposuit utriusque rationem temporis, ut oratio ex re et causâ habita videretur. Cicéron n’avait garde de désapprouver le parti que L. Crassus choisit en cette rencontre : Cicéron, dis-je, qui se voyait dans le même cas, vu qu’on avait récité un morceau de l’une de ses harangues, qui était fort contraire à la cause qu’il avait alors en main. Il répondit que la harangue dont on avait récité quelque partie, ne contenait point les expressions de ses véritables sentimens, et qu’il ne faut pas considérer ce que dit un homme en qualité d’avocat, comme s’il l’avançait en qualité de témoin ; et que c’est le langage de la cause, et non pas le

  1. Voyez le Supplément du Commentaire philosophique, et les pages 207 et 216 de la Réponse de M. Saurin à ce Commentaire.
  2. C’est M. Ménage qui parle dans l’Anti-Baillet, tom. II, pag. 174, 175.
  3. Ci-dessus, citation (4).
  4. Elle ne l’est pas moins aux prédicateurs, lorsque, bien loin de se contredire, ils débitent de temps en temps presque mot à mot le même sermon.
  5. Voyez Cicéron, Oratione pro Cluent., cap. L, et seq., et encore mieux de Oratore, cap. LV, comment il se vengea de Brutus, en faisant venir trois lecteurs.
  6. Cicero, Orat. pro Cluentio, cap. LI.