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ANAXAGORAS.

suis déjà plaint du galimatias de ces paroles ; mais il faut ici les examiner plus amplement, afin de montrer de quelle manière un auteur français se doit garantir des équivoques où l’on tombe, quand on ne se souvient pas qu’une expression, qui était claire pour les Grecs, n’est que ténèbres en ce siècle, si l’on n’use pas de paraphrase. Je dis cela, sans vouloir justifier le bon Diogène Laërce, qui, la plupart du temps, ne savait ce qu’il disait, en abrégeant les dogmes des philosophes. J’eusse voulu que M. Moréri se fût servi de ces termes : l’univers a été l’effet ou le résultat du triage des petites parties semblables. De la manière qu’il s’exprime, il nous fait prendre le monde pour un tout, dont chaque partie est de même nom et de même qualité que toutes les autres [1] ; ce qui est si faux, qu’il suffit d’ouvrir les yeux, pour connaître ce mensonge : les aveugles même le peuvent connaître, et ne le peuvent ignorer ; car ils savent nécessairement qu’ils sont composés de chair et d’os, et que leurs cheveux ne ressemblent point à leurs ongles. Ceux qui ont la plus petite teinture de la philosophie des écoles, savent qu’un composé homogène est celui dont les parties ont le même nom et les mêmes qualités que leur tout ; et qu’un composé hétérogène est celui dont les parties ne s’appellent point comme leur tout, et n’ont point chacune les mêmes propriétés que les autres. L’eau, le lait, le vin, la chair, un os sont des composés homogènes ; car, par exemple, chaque goutte du liquide, qui compose un fleuve, s’appelle de l’eau et a l’essence de l’eau. Il en va tout autrement d’un composé hétérogène ; ses parties n’ont point son nom, ni sa nature, ni le nom et les qualités les unes des autres. Tel est, par exemple, le corps d’un bœuf : il est composé de sang, et de chair, et d’os, et de plusieurs autres parties qui ont chacune leur nom et leurs qualités. Cela étant, il n’y a personne qui puisse dire que l’univers est un composé homogène, et non pas un tout hétérogène : ses parties sont les unes opaques, et les autres diaphanes ; les unes liquides, et les autres dures : ici est la terre, et là l’air et l’eau : ici une prairie, et là un bois. Anaxagoras eût extravagué plus follement que le plus absurde visionnaire qu’on ait jamais mis dans les Petites-Maisons, s’il eût hésité sur cela ; et néanmoins les expressions de M. Moréri signifient clairement qu’il enseignait que l’univers était un tout homogène. C’est donc lui imputer très-faussement une absurdité épouvantable. Il fallait donc se servir d’une autre phrase, pour décrire son sentiment : il fallait choisir des termes qui ne confondissent pas le sens collectif avec le sens distributif du mot tout [2]. Je m’explique par un exemple. Supposons que tous les bourgeois d’une grande ville soient divisés en dix classes, et qu’on mette dans la première ceux qui ont vingt mille francs, et dans la seconde ceux qui en ont quinze mille, et ainsi du reste. Quiconque dirait, toute cette ville est composée de bourgeois également riches, n’aurait raison que dans un sens distributif dont notre langue ne s’accommoderait pas facilement en cette rencontre. Il voudrait dire que les dix portions qui composeraient tout ce peuple seraient composées chacune de gens également riches ; mais il couvrirait sa pensée sous des mots impropres, obscurs et embarrassés : il aurait besoin d’un c’est-à-dire que l’égalité des richesses ne se trouve qu’en comparant les gens d’une même classe les uns avec les autres ; car si l’on compare ceux de la dixième avec ceux de la première, on trouvera beaucoup d’inégalité. Voilà le mauvais office que rendent à notre Anaxagoras ceux qui soutiennent qu’il a dit que l’univers est tout composé de portions semblables : ils font soupçonner les lecteurs français qu’il a donné là une énigme ridicule ; et si l’on n’ajoute pas un bon c’est-à-dire, ils ne savent où ils sont, et ils pestent contre l’écrivain. Épargnons-leur cet embarras, et développons un peu le sentiment de ce philosophe.

Il me semble qu’il a voulu dire que l’intelligence, qui avait formé le monde, avait trouvé dans une matière infinie une infinité de sortes de très-petits corpuscules, qui se ressemblaient, et qui, par un mélange confus, étaient

  1. C’est-à-dire, selon le sentiment d’Anaxagoras.
  2. M. Arnauld, dans ses Difficultés à M. Steyaert, VIe, Part. p. 122 et suiv. fait des remarques sur ces deux sens du mot tout.