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Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T02.djvu/55

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ANAXAGORAS.

nité de sortes de corps : et cet assemblage doit être fait selon certaines proportions et certaines situations. Autre est l’assemblage qui est nécessaire pour une homœomérie d’os, et autre celui qui est nécessaire pour une homœomérie de chair ; et si vous n’aviez pas suivi précisément cette symétrie-là, vous n’eussiez point eu les premiers principes du sang, ou de la moelle, mais ceux de quelque autre mixte. Or Anaxagoras n’a point supposé qu’il fût besoin d’une intelligence, pour former une infinité d’espèces d’homœoméries, dont chacune est un certain assemblage de toutes sortes de corps, tellement mêlés ensemble, qu’il faut que ceux d’une espèce prévalent en nombre, et soient situés plutôt d’une façon que d’une autre, et qu’en général il règne là plutôt cette proportion, cette symétrie-ci, que toute autre. Il a donc donné pour la cause de ce qui était le plus difficile une nécessité aveugle. Il n’a donc point raisonné conséquemment lorsqu’il a cru nécessaire une intelligence pour ce qui était moins malaisé. Voici, selon sa doctrine, toutes les fonctions de l’intelligence : mettre en ordre ce qui n’y était pas, mouvoir ce qui était en repos, séparer les choses mêlées, orner celles qui manquaient d’ornement. Ἀναξαγόρας.... ταῦτα παιδεύει, ἀρχὴ πάντων ὁ νοῦς, καὶ οὗτος αἴτιος καὶ κύριος τῶν ὅλων, καὶ παρέχει τάξιν τοῖς ἀτάκτοις, καὶ κίνησιν τοῖς ἀκινήτοις, καὶ διάκρισιν τοῖς μεμιγμένοις, καὶ κόσμον τοῖς ἀκόσμοις. [1]. Anaxagoras hæc docet : Mens omnium est initium, eaque causa et omnium domina est, et ordinem confusis præbet, et motionem immobilibus, et discrimen commixtis, et ornatum inornatis. Il pouvait être attaqué, et par devant, et par derrière. Ou vous en faites trop, lui pouvait-on dire, ou vous n’en faites pas assez. Si vous croyez que la nature, sans aucune direction, ni connaissance, a formé toutes les homœoméries, vous deviez croire qu’elle les a pu mouvoir, démêler, et distribuer : l’entendement donc est superflu. Que si vous le croyez nécessaire pour la séparation et pour la distribution de ces homœoméries, vous deviez aussi lui donner leur formation : vous n’étendez pas son influence partout où l’on en avait besoin. Ainsi une partie de votre système ruine l’autre : vous ne l’avez pas formé de pièces bien assorties et bien liées ensemble [2]. Si nous avions ses écrits, ou tous ceux de Théophraste [3], nous verrions peut-être qu’il discuta quelques-unes des difficultés que je viens de proposer, et qu’il avoua que ses hypothèses ne le contentaient pas, et qu’il succombait sous la pesanteur des mystères de la nature. Il disait que tout est rempli de ténèbres : Anaxagoras pronunciat circumfusa esse tenebris omnia [4]. Plusieurs autres philosophes s’en plaignent aussi, et jusqu’à s’imaginer que les ténèbres dont parle Moïse, qui étaient au-dessus de l’abîme avant que Dieu créât la lumière [5], n’ont été dissipées qu’à l’égard des yeux ; car pour les ténèbres de l’esprit, disent-ils, elles couvrent encore tout le dessus de l’abîme. La lumière de la vérité concentrée dans ce goufre n’en sort jamais : elle envoie seulement quelques rayons qui parviennent à notre esprit après tant de réflexions et de réfractions, et après avoir mêlé leur éclat avec tant de corpuscules sombres dans les espaces ténébreux qu’ils ont traversés, qu’ils ne sont propres qu’à former de fausses images.

(H) Les idées des anciens, qui ont parlé du chaos,..... n’étaient guère justes, et ils n’ont pu dire que cet état de confusion ne subsistait plus. ] J’avais résolu d’étaler ici quelques réflexions sur ce sujet ; mais comme les remarques particulières, et celles qui restent à faire donneront à cet article assez d’étendue et même trop, j’ai changé de résolution par quelque petit pressentiment de prolixité. Il se présentera assez d’occasions de donner dans un autre article ce que je supprime ici.

  1. Hermias in Philosophor. Irrisione. Cet Ouvrage d’Hermias se trouve dans la Bibliothéque des Pères, et à la fin des Œuvres de Justin Martyr, édition de Paris, en 1636 ; et de Cologne, en 1686.
  2. Voyez ci-dessous, citation (195), un passage d’Aristote….
  3. Il avait fait un livre περὶ τῶν Ἀναξαγόρου, de Anaxagoræ Decretis. Voyez Diog. Laërt. in Theophr., lib. V, num. 42.
  4. Lactant., lib. III, cap. XXVIII, pag. 217.
  5. Voyez le Ier. chapitre de la Genèse.