Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T02.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
48
ANAXAGORAS.

des gens dont la faction était opposée aux intérêts de Périclès. Ce ne fut donc point par zèle de religion qu’ils persécutèrent ce philosophe : ce fut dans la vue de soutenir leur cabale, et d’affaiblir autorité de Périclès, en faisant tomber sur lui très-malignement les soupçons d’irréligion. Ils ne pouvaient mieux y réussir, qu’en accusant d’impiété Anaxagoras. C’est presque toujours le premier mobile de cette espèce de procès ; on se veut venger de quelqu’un ou se délivrer de quelque obstacle d’autorité et de fortune ; et l’on appelle à son aide les passions du peuple, par le faux semblant des intérêts du bon Dieu. 2°. Il n’est pas vrai que les délateurs d’Anaxagoras se soient fondés sur ce qu’il reconnaissait que l’entendement divin avait fabriqué le monde ; ils se fondèrent sur ce qu’en disant que le soleil était une pierre, il le dégradait de la qualité de dieu. Ce fut aussi le fondement de l’arrêt de condamnation [1]. Disons donc que Vossius a fait une faute dans ces paroles : Laërtii industria nobis ipsa Anaxagoræ verba conservavit. Sunt autem hujus modi : Πάντα Χρήματα ἧν ὁμοῦ· εἶτα νοῦς ἐλθὼν
αὐτὰ διεκόσμησε. Ommia simul erant : deindè accessit mens, eaque composuit. Quàm apertè hic opificem ab opificio distinguit ! Hoc ferre non potuêre Athenienses, ac ἀθεότητα vel ἀσέϐειαν vocârunt [2]. On ne condamna point Anaxagoras précisément à cause de la distinction qu’il établissait entre Dieu et les ouvrages de Dieu, mais à cause qu’il n’enseignait pas comme les poëtes que le soleil fût tout ensemble l’ouvrage de Dieu et un dieu ; car, selon la loi des peuples, puisée dans les écrits des poëtes, le soleil était Apollon, fils de Jupiter, et l’une des plus grandes divinités. La faute de Vossius est toute semblable à celle que l’on ferait si l’on accusait l’inquisition d’avoir fait mourir un homme pour avoir dogmatisé qu’il n’y a que Dieu, l’auteur, le conservateur, le souverain maître de toutes choses, qui mérite le suprême culte de latrie ; et qu’aucune créature qui soit dans le paradis, ne mérite nos invocations et le culte de dulie. Ce dogme contiendrait deux chefs ; et ce ne serait que pour le second que l’on punirait un homme dans Salamanque. Un protestant ne serait-il pas mal fondé de dire qu’on aurait puni cet homme à cause du premier chef ? Disons néanmoins qu’Eusèbe a raison de trouver étrange qu’Anaxagoras ait été presque lapidé comme un athée, nonobstant son orthodoxie à l’égard de l’existence d’un Dieu auteur de ce monde ; dogme qu’il avait enseigné le premier de tous les Grecs : Θαυμάται δ᾽ ἐςὶν ὡς οὖτος πρῶτος παρ᾽ Ἕλλησι τοῦτον θεολογήσας τὸν τρόπον, δόξας Ἀθηναίος ἄθεος εἷναι, ὅτι μὴ τὸν Ἥλιον ἐθεολόγει, τὸν δὲ Ἡλίου ποιητὴν, μικροῦ δεῖν καταλευσθεὶς
ἔθανε [3]. In quo sanè permirum illud est, qui princeps apud Græcos eam theologiæ rationem intulerat, cum Atheniensibus, quod non jam Solem, ac Solis ipsius effectorem Deum statueret, atheum esse visum, ac proptereà parùm abfuisse, quin ab iis lapidibus necaretur. Cela, dis-je, est digne d’étonnement ; car enfin, et c’est ma troisième remarque, on a de la peine à concevoir que dans une ville aussi savante qu’Athènes, un philosophe n’ait pu expliquer par des raisons de physique les propriétés des astres, sans courir risque de la vie. N’est-ce pas un sort déplorable que d’avoir plus de lumières qu’un peuple superstitieux et conduit par des entêtés ? À quoi sert cette supériorité de génie et de connaissances au milieu de telles gens ? Ne tient-elle point lieu de crime ? N’expose-t-elle point à mille diffamations, à mille dangers ? Ne jouirait-on pas mieux des commodités de la vie, si l’on était entraîné par le torrent de l’ignorance et de la superstition ? Οἱ προγεγραμμένοι τοῦ Χριςοῦ κατὰ τὸ ἀνθρώπινον λόγῳ πειραθέντες τὰ πράγματα θεωρῆσαι καὶ ἐλέγξαι, ὡς ἀσεϐεῖς καὶ περίεργοι εἰς δικαςήρια
ἤχθησαν [4]. Qui ante Christum fuêre quod ratione pro captu humano innixi res plerasque contemplari, explorare, et arguere contenderint, tanquàm impii et curiosi ad judicum tribunalia sunt protracti. 4°. Je dis en quatrième lieu que l’on doit être choqué qu’un procès aussi remarquable que celui d’Anaxagoras, où Périclès, le pre-

  1. Voyez Josephe, liv. II, contre Appion, p. 1079, F. ; saint Cyrille, liv. VI, contre Julien.
  2. Vossius de Orig. et Progres. Idololatr., lib. I, cap. I, pag. 5.
  3. Euseb. Præpar. Evangel., lib. XIV, cap. XIV, pag. 750, C.
  4. Justinus Martyr, Apolog. I, pag. 48.