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DASSOUCI.

Voyez la note [1], et n’écoutez point les réflexions de quelques esprits médisans.

Ils disent que l’incontinence étant la plus ferme colonne de l’empire de la galanterie, c’est en vain qu’on demanderait dans un état de disgrâce, mais qu’ai-je fait ? de quel crime peut-on m’accuser ? je ne me sens coupable d’aucun attentat, je me suis tenu en repos, je n’ai rien fait. Mauvaise voie de se justifier ; car c’est principalement par le quiétisme, ou par l’inaction, qu’on devient coupable auprès des personnes qui gouvernent cet empire. On y regarde les fainéans comme de très-mauvais sujets : l’oisiveté est le plus grand crime de félonie qu’on puisse commettre ; c’est le crime de lèse-majesté au premier chef ; les péchés de commission en ce pays-là sont infiniment plus légers que les péchés d’omission ; ceux-ci ne sont jamais véniels, ce sont des fautes irrémissibles. On déposera plutôt dans un état politique les tyrans que les fainéans ; mais dans cet autre monde dont nous parlons, la plus juste cause de déposer, d’exiler, etc., est celle que les Français alléguèrent contre les rois de la première race ; et il vaudrait mieux avoir commis plusieurs violences que de mériter l’épithète que l’on donna à un certain prince [2]. Voilà les médisances que je vous conseille de n’écouter pas : ayez plus d’égard aux réflexions que l’on peut faire sur une remarque que je toucherai ci-dessous [3].

(E) Il crut fort imprudemment qu’il suffisait de s’attacher à leurs altesses royales. ] Ce qu’il dit là-dessus est très-bon, et vaut bien, non pas à l’égard des phrases, mais quant aux pensées, un des plus solides endroits de notre nouveau Théophraste [4]. Comme je n’avais autre but, dit-il [5], que de plaire à leurs altesses royales, pour ce que, selon mon peu d’ambition, il me semblait que c’était assez pour le petit bien que je pourchassais de mériter leur estime, au lieu de faire ma cour à ceux qui me pouvaient aider, et plus encore à ceux qui me pouvaient nuire, je ne voyais pas seulement madame la marquise de Lans, ni madame Servien, ma principale protectrice ; mais je négligeais encore tous ceux de la faveur, et le favori même : grande folie vraiment, et bien digne du châtiment que j’en reçus, et que recevront tous ceux qui, comme moi, seront assez fiers pour vouloir écheler le ciel, et entrer en paradis malgré les saints. Grande folie de confier sa fortune à son mérite auprès des princes, et d’autant plus grande que la plupart des princes, qui se croient libres (parce qu’ils commandent aux autres), ne voyant que fort peu, et encore par les yeux d’autrui, et ne commandant quasi jamais que ce qu’on leur ordonne de commander, ils sont le plus souvent esclaves de leurs esclaves, et par conséquent les plus esclaves de tous les humains. Je l’éprouvai bien dans cette cour, quand au lieu de frotter les bottes à tous ceux de la faveur, baiser les mains et les pieds à mon poëte, admirer son esprit et ses vers, et les faire imprimer en lettres d’or, moi pauvre myrmidon combattant contre un géant de la faveur, je combattais contre moi-même, puisqu’autant de victoires que j’emportais sur sa plume, c’étaient autant de trophées que j’érigeais à sa gloire, et autant de précipices que je creusais à ma fortune ; moi, pauvre sot, plus sot que Jean des Vignes, qui au lieu de m’abstenir de faire des vers, ou d’en faire comme mon curé, qui ne fâchait personne, voulais mesurer ma plume avec un poëte portant épée, noble comme le roi, et vaillant comme un César.... Les princes, qui, comme j’ai déja dit, ne voyant le plus souvent que par autrui, et ne considérant les personnes qu’autant qu’elles sont aimées de ceux qu’ils aiment. Si je ne me vis pas tout-à-fait abandonné, pour le moins je me vis autant négligé que j’avais négligé les

  1. Voici un endroit de la Relation de la Chapelle :

    L’on aurait dit à voir ainsi
    Ces Bacchantes échevelées,
    Qu’au moins ce monsieur d’Assouci
    Les aurait toutes violées ;

    Et cependant il ne leur avait jamais rien fait.

  2. Ludovicus nihil fecit. Ce fut le dernier roi de France de la deuxième race.
  3. Dans la remarque (C) de l’article d’Henri III, tome VIII.
  4. M. de la Bruyère.
  5. D’Assouci, Aventures d’Italie, pag. 332 et suiv.