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Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T05.djvu/450

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DÉJOTARUS.

n’avait jamais eu de part à l’amitié de César, on la proposa comme une conduite malfaisante. Ce qu’elle avait eu de favorable pour Déjotarus servit de preuve contre les accusateurs : ce qu’elle avait eu de contraire à ce même prince, servit de preuve contre Marc Antoine. Je voudrais savoir ce que Cicéron aurait répondu à un homme qui lui serait venu dire : J’ai appris par votre seconde Philippique, que lorsque César passa par la Galatie, il traita fort durement Déjotarus : il est donc probable que Déjotarus pour se venger conspira contre César : effacez donc du plaidoyer pour Déjotarus la preuve que vous avez employée contre ses accusateurs, tirée de la gratitude que lui inspiraient les grands bienfaits de Jules César.

Si l’on ne connaissait pas les ruses des politiques, on s’étonnerait de voir que César ne prononça pas un arrêt d’absolution dans la cause de Déjotarus ; car, à juger de l’accusation par la réponse de l’accusé, il n’y eut jamais de calomnie plus grossièrement forgée que celle des accusateurs de Déjotarus. Outre que l’un des ambassadeurs de ce roi offrit à César de se constituer prisonnier, et répondait corps pour corps de l’innocence de son maître : Hieras quidem caussam omnem suscipit, et criminibus illis pro rege se supponit reum [1]. Ce qu’ils dirent de plus vraisemblable est, ce me semble, que Déjotarus, pendant la guerre d’Afrique, fut extrêmement alerte sur les nouvelles de ce pays-là, et avide d’en apprendre de mauvaises touchant César [2] : il lui importait de ne le plus craindre, il n’y avait que cette crainte qui l’empêchât de reprendre la possession de ce qu’il avait perdu. César n’en doutait point ; et c’est pourquoi il fut bien aise de ne point l’absoudre : il le tint en bride par ce moyen, et il encouragea les espions et les délateurs. Il était de son intérêt que la punition de la calomnie en cette rencontre ne tirât point ses ennemis de l’appréhension où ils pouvaient être qu’on ne les calomniât. Cette inquiétude est bonne à entretenir quand on occupe des postes tels que celui de César. Ce que Cicéron représenta est très-beau : si l’on permet de suborner des domestiques afin qu’ils déposent contre leurs maîtres, et si l’on ne punit pas ces faux délateurs, on déclare la guerre à tous les chefs de famille, personne ne sera en sûreté dans son logis, et, par une étrange métamorphose, les maîtres seront les esclaves de leurs valets, et ceux-ci deviendront tyrans de leurs maîtres. Servum sollicitare verbis, spe, præmiisque corrumpere, abducere domum, contra dominum armare, hoc est non uni propinquo, sed omnibus familiis bellum nefarium indicere. Nam ista corruptela servi, si non modò impunita fuerit, sed etiam à tantâ autoritate approbata, nulli parietes nostram salutem, nullæ leges, nulla jura custodient : ubi enim id quod intùs est atque nostrum impunè evolare potest, contraque nos pugnare, fit in dominatu servitus, in servitute dominatus. Ô tempora, ô mores [3] ! Cicéron ne prenait pas garde que le funeste désordre qu’il représentait sera toujours ce que les tyrans, ce que les usurpateurs chercheront. Ils voudraient que l’on eût à craindre que les murailles et les planchers de nos chambres ne s’érigeassent en témoins. Remarquez que de tout temps les espions et les délateurs ont pris garde à la manière dont on raisonne sur les nouvelles. C’est un des crimes qu’ils objectèrent à Déjotarus.

(E) ..... Ceux qui affirment le contraire se trompent. ] Un discours politique, imprimé l’an 1660, où sont montrées des raisons d’une des chambres de comptes de France à ratifier les lettres de naturalité des étrangers, quoique religionnaires, contient ces paroles [4] : Si vous aviez lu ces livrets, peut-être que l’avis que vous avez apporté de vos logis vous tomberait aussi facilement que fit l’étui de condamnation de César contre Déjotarus, après qu’il eut entendu si éloquemment et fortement le grand

  1. Cicero, pro Dejotaro, sub fin.
  2. Reliqua pars accusationis duplex fuit : una regem semper in speculis fuisse... sequutum est bellum Africanum, graves de te rumores qui etiam furiosum illum Cœlium excitaverunt… Eo, inquit, tempore ipso Nicæam, Ephesumque mittebat qui rumores Africanos exciperent, et celeriter ad se referrent. Cicero, pro Dejotaro, cap. VIII.
  3. Cicero, pro Dejotaro, cap. XI.
  4. Au feuillet A 5 verso.