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DÉMOCRITE.

n’assisterait pas aux fêtes de Cérès. pour la tirer de cette inquiétude, il se fit porter du pain chaud tous les matins, et avec la seule odeur de ce pain il soutint sa vie jusqu’à ce que les trois jours [1] de la fête fussent passés : après quoi il se laissa tomber tout doucement entre les bras de la mort. C’est ainsi que Diogène Laërce le raconte [2]. Cela sent fort l’invention d’un esprit oiseux. Athénée ne raconte pas la chose avec les mêmes circonstances. Il dit que Démocrite, las de la vieillesse, résolut de hâter sa mort, en diminuant chaque jour son ordinaire. Les fêtes de Cérès approchaient, et les femmes du logis eurent belle peur qu’il n’allât mourir pendant cet anniversaire ; car elles n’eussent pu avoir part à cette cérémonie, s’il fût mort en ce temps-là. Elles le prièrent donc de renvoyer son trépas après la fête, afin qu’elles pussent la célébrer joyeusement : il y consentit, et donna ordre qu’on lui apportât un pot de miel. La seule odeur de ce miel l’entretint en vie durant quelques jours : ensuite de quoi il le fit ôter, et mourut [3]. Un moderne s’est mêlé témérairement de critiquer Athénée [4]. Il lui impute d’avoir dit que la sœur de Démocrite, prêtresse de Cérès, pria son frère de ne pas mourir pendant la fête, et que Démocrite se fit porter un grand pot de miel, et ne mangea que du miel pendant plusieurs jours. Cela n’est guère probable, dit notre moderne ; il est beaucoup plus vraisemblable de dire que ce bon vieillard, prêt à expirer, et incapable de nourriture, ne prolongea sa vie qu’en flairant le miel, comme mon compatriote Célius Rhodiginus l’assure. Et hæc quidem minùs probabiliter Athenœus, cùm vero sit propius moribundum senem omnisque alimenti incapacem non ipso melle, sed solâ mellis evaporatione vitam produxisse, ut asseruit Rhodiginus meus (lib. 21, c. 3) [5]. Qui ne rirait en lisant cela ? Çar 1o. il n’est pas vrai qu’Athénée dise que Démocrite mangea du miel : il assure que ce philosophe n’en prit que l’odeur. Διαζῆσαι ἡμέρας ἱκανὰς τὸν ἄνθρωπον τῇ ἀπὸ τοῦ μέλιτος ἀναϕορᾷ μόνῃ χρώμενον : In multos dies vitam prorogässe solo mellis odore et halitu continuatam [6]. 2o. Il est faux que l’odeur du miel soit plus propre que le miel même à prolonger la vie d’un homme pendant plusieurs jours. Supposez cet homme à quatre doigts de la fosse, je ne m’en dédis pas. 3o. Athénée ne parle point de la sœur de Démocrite, tant s’en faut qu’il la fasse prêtresse de Cérès, dignité que Diogène Laërce ne lui donne pas. C’est ce dernier historien qui fait agir les prières de cette sœur. 4o. Enfin, on se moque du monde, quand on cite un Célius Rhodiginus sur des faits qui se sont passés il y a plus de deux mille ans.

(F) Il s’appliquait à l’étude d’une façon toute singulière. ] Il se choisit une chambre dans une maison située au milieu d’un jardin, et il se tenait enfermé dans cette chambre, avec un si grand détachement de tout ce qui se fait antour de lui, que, quand on le vint avertir un jour de se trouver au sacrifice, il ne s’était point aperçu, ni que le bœuf qui devait être immolé eût été attaché proche de sa chambre, ni que son père fût venu donner les ordres pour cette cérémonie [7]. Il fallait bien qu’il aimât la solitude, puisqu’il se plaisait à s’enfermer dans les tombeaux. Ἤσκει δὲ καὶ ποικίλως δοκιμάζειν τὰς ϕαντασίας, ἐρημάζων ἐνιότε καὶ τοῖς τάϕοις ἐνδιατρίϐων. Nitebatur autem etiam variè probare imaginationes, sæpé solitarius vivens atque etiam sepulcra incolens [8]. Il le faisait pour sonder les forces de son imagination, et pour éprouver tous les sens selon lesquels elles pourraient se tourner. Lucien fait là-dessus un joli conte : c’est que Démocrite s’enferma dans un sépulcre qui était hors de la ville, et

  1. Ils duraient neuf jours, selon Ovide : quatre, selon Hésychius ; cinq, selon Aristophane. Voyez Castellanus, de Festis Griecorum, pag. 173. Casaubon, in Laërt., lib. IX, num. 43, veut qu’où Démocrite demeurait ils ne durassent que trois jours ; mais qu’à Athènes c’était autre chose. Néanmoins, dans ses Notes sur Athénée, pag. 537, il dit qu’à Athènes ils ne duraient que trois jours.
  2. In ejus Vitâ, lib. IX, num. 43.
  3. Athen., lib. II, cap. VII, pag. m. 46.
  4. Il cite Athénée, l. 2, cap. 3 : il fallait dire cap. 7.
  5. Balthas Bonifacius, Histor. Ludicra, lib. I, cap. XI, pag. m. 13.
  6. Athen., lib. II, cap. VII.
  7. Diog. Laërtius, lib. IX, num. 36.
  8. Ibidem, num. 38.