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HÉLOÏSE.

beaucoup d’argent ; mais il ne faisait point l’amour : il crut que cela faisait une brêche considérable à sa fortune. Afin donc que rien ne manquât à son bonheur, il conclut qu’il deviendrait amoureux, et il choisit Héloïse pour sa maîtresse. Nous avons dit ailleurs[a] les raisons qui le portèrent à faire ce choix, et comment il se fourra chez le chanoine, sur le pied de précepteur domestique. Le bon homme Fulbert avait espéré que, sous un tel maître, Héloïse s’avancerait dans les sciences avec une merveilleuse rapidité, mais il se trouva qu’elle n’apprit qu’à faire l’amour. Sa docilité sur ce chapitre fut incomparable ; on lui fit faire tant de chemin en peu de temps, que son maître passa bientôt de la première faveur à la dernière ; et cela sans qu’on s’avisât de lui demander aucune promesse de mariage. Abélard s’en donna de telle sorte au cœur joie (D), qu’il se négligea dans ses leçons. Il avoue lui-même qu’il ne gardait aucune mesure et qu’il se plongeait dans ces plaisirs sans distinction de temps et de lieux (E), sans distinction de jours de fête et de jours ouvriers, de lieux saints et de lieux profanes ; qu’il n’inventait plus rien en philosophie, et que toutes les productions de son esprit se réduisaient à des vers d’amour (F). Ses écoliers allèrent bientôt au fait, en cherchant la cause du relâchement de ses leçons. La médisance courut promptement par toute la ville, et enfin elle parvint jusqu’aux oreilles de l’oncle (G), et le trouva d’abord incrédule, tant il avait compté sur la sagesse d’Abélard et sur celle d’Héloïse ; mais à force de revenir à la charge on dissipa l’incrédulité. Le prétendu précepteur sortit de chez le chanoine. Il en fit aussi sortir Héloïse quand il sut qu’elle était grosse ; et, la déguisant en nonne[b], il l’envoya en Bretagne chez une de ses sœurs, où elle accoucha d’un garçon. Fulbert conçut une furieuse colère contre Abélard, qui se tint sur ses gardes, non sans espérer qu’on n’oserait ni le tuer, ni lui couper quelque membre, pendant qu’on craindrait les représailles sur Héloïse. Pour se tirer de tout embarras, il promit à l’oncle d’épouser celle qu’il avait débauchée, pourvu que le mariage demeurât secret. Il eut toutes les peines du monde à y faire consentir Héloïse, qui lui allégua mille raisons pour le dégoûter du lien conjugal (H). Elle avait conçu un amour si chaud et si effréné, qu’il étouffa dans son âme tous les sentimens de l’honneur (I) ; et il jeta de si profondes racines, et démonta de telle sorte son esprit, qu’elle n’en guérit jamais (K). On eut beau mutiler le pauvre Abélard (L), elle eut beau prendre le voile, il lui resta toujours un grain de cette folie (M) : et ce n’est point par les Lettres Portugaises qu’on a commencé de connaître qu’il n’appartient qu’à des religieuses de parler d’amour.

  1. Dans l’article Abélard, tom. I, pag. 49.
  2. Nôsti etiam quando te gravidam in meam transmisi patriam, sacro te habitu indutam monialem te finxisse, et tali simulatione tuæ quam nunc habes religioni irreverenter illusisse. Abæl., epist. ad Hel., pag. 70.