Aller au contenu

Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T07.djvu/568

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
558
HÉLOÏSE.

Il y avait long-temps que les lettres d’Héloïse étaient une preuve de cette vérité. Quoi qu’il en soit, cette amoureuse créature employa vainement tout son esprit, et toute son éloquence, à déconseiller le mariage à Abélard. On les épousa en secret ; mais elle nia toujours avec serment qu’elle fût sa femme[a]. Cette conduite la fit maltraiter par son oncle, qui, pour couvrir le déshonneur de sa famille, publiait en tous lieux le mariage, encore qu’il eût promis à Abélard de n’en rien dire. Les mauvais traitemens, à quoi Héloïse était exposée chez le chanoine Fulbert, firent prendre la résolution à son mari de la tirer de ce logis, et de l’envoyer chez les religieuses d’Argenteuil où elle avait été élevée. À ce second enlèvement toute patience échappa aux parens de cette femme : ils conçurent une manière de vengeance fort exquise, et l’exécutèrent en gagnant le valet de Pierre Abélard. Ce scélérat fit entrer de nuit, dans la chambre de son maître, ceux qui devaient faire le coup. Ils le surprirent endormi, et lui coupèrent les parties qu’on ne nomme pas[b]. Cette action fit un grand bruit (N) : on alla le lendemain matin comme en procession à la chambre d’Abélard. Les écoliers firent encore plus de lamentations que les autres. Les femmes se distinguèrent par leurs plaintes très-amères (O). On lui écrivit des lettres de consolation très-curieuses (P). La justice punit sévèrement cette action (Q) ; mais tout cela n’empêcha point qu’Abélard, accablé de honte et inconsolable, ne s’allât confiner dans le monastère de Saint-Denis, après avoir donné ordre qu’Héloïse se fît religieuse à Argenteuil. Nous avons dit ailleurs ce qu’il devint depuis qu’il se fut fait moine, et comment il fut condamné à jeter lui-même au feu un livre qu’il avait écrit, etc. La perte de cet ouvrage l’affligea encore plus que n’avait fait la perte de sa virilité (R) ; et néanmoins quand on perd un livre on en peut recouvrer un autre, ce qui n’a point lieu dans l’autre cas (S). Pour ce qui est d’Héloïse, elle devint prieure des religieuses d’Argenteuil : mais comme on se gouvernait très-mal dans ce monastère (T), l’abbé de Saint-Denis, qui prétendait en être le maître, chassa les religieuses, et alors Héloïse eut bon besoin de son mari. Il avait bâti un oratoire auprès de Troyes, auquel il avait donné le nom de Paraclet[c], et puis il avait accepté une abbaye en Bretagne. Ayant appris que son Héloïse n’avait ni feu ni lieu depuis qu’on l’avait chassée d’Argenteuil, il lui donna cet oratoire avec toutes ses dépendances ; donation qui fut confirmée par le pape Innocent II. La voilà donc première abbesse du Paraclet. Elle trouva tellement grâce de-

  1. Avunculus ipsius atque domestici ejus ignominiæ suæ solatium quærentes, initum matrimonium divulgare et fidem mihi super hoc datum violare cæperunt. Illa autem è contra anathematizare et jurare quia falsissimum esset. Abælard., Histor. Calamitatum, pag. 17.
  2. Crudelissimâ et pudentissimâ ultione punierunt, et quàm summâ admiratione mundus excepit, eis videlicet corporis mei partibus amputatis, quibus id quod plangebant commiseram. Ibidem.
  3. Voyez l’article Paraclet, tom. XI.