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HÉLOÏSE.

quam singularis gratia prædicatur[1]. Le sieur François d’Amboise raconte [2] qu’Héloïse contenta subtilement saint Bernard, qui lui demandait pourquoi on ne disait pas dans le monastère du Paraclet, en récitant l’oraison dominicale, panem nostrum quotidianum, mais panem nostrum supersubstantialem. Elle lui en donna une raison tirée des originaux, et lui dit qu’il fallait suivre la version grecque de l’évangile que saint Matthieu avait écrit en hébreu. Je ne sais pas si une telle réponse aurait plu à saint Bernard, mais je ne doute point qu’elle n’eût pu le dépayser, et lui faire quitter la partie ; et je voudrais de bon cœur que ce conte fût véritable : il nous apprendrait qu’une femme aurait bien embarrassé un grand auteur sur un point de controverse, en faisant apporter le texte grec. J’ai été donc bien fâché, je l’avoue, lorsqu’ayant consulté la lettre[3] citée par François d’Amboise, j’ai trouvé qu’Héloïse n’y a rien à voir, et que toute la remarque est d’Abélard, qui écrivit là-dessus à saint Bernard, après qu’il eut su d’Héloïse ce que l’on avait trouvé à reprendre au panem supersubstantialem. Cela soit dit sans préjudice de l’érudition de cette abbesse. Que si quelqu’un s’allait figurer qu’elle ne devint savante qu’après sa clôture, je le renverrais à une lettre de Pierre le vénérable, abbé de Clugni, laquelle témoigne qu’avant ce temps-là elle avait acquis de grandes lumières. Necdùm, lui dit-il[4], metas adolescentiæ excesseram, necdùm in juveniles annos evaseram, quando nomen non quidem adhuc religionis tuæ, sed honestorum tamen et laudabilium studiorum mihi fama innotuit. Audiebam tunc temporis mulierem, licet necdùm sæculi nexibus expeditam, litteratoriæ scientiæ et studio sæcularis sapientiæ summam operam dare, quo efferendo studio tuo et mulieres omnes evicisti, et penè viros universos superâsti. Le moine d’Auxerre assure qu’elle savait bien le latin et l’hébreu, et voici ce que dit d’elle le Calendrier du Paraclet, Héloïse, mère et première abbesse de céans, de doctrine et religion très-resplendissante [5].

(C) Elle était assez belle. ] Je vois quantité d’auteurs qui lui donnent une beauté ravissante, mais sont-ils plus dignes de foi qu’Abélard, qui, ayant plus d’intérêt à grossir les choses qu’à les diminuer, se contente de dire qu’elle n’était pas la dernière de son sexe en beauté, mais qu’elle était la première en érudition, cùm per faciem non esset infima, per abundantiam litterarum erat suprema ? Est-ce ainsi que l’on parle d’une fille parfaitement belle ? Un amant, intéressé à justifier son choix et la force de sa passion, se sert-il d’une semblable figure de rhétorique ? Quelques-uns[6] marquent qu’Hléloise était âgée de dix-huit ans lorsqu’Abélard la débaucha : je n’ai point trouvé cette circonstance dans aucun ancien auteur. Il est vrai que le terme adolescentula, dont Abélard s’est servi[7], est fort compatible avec l’âge de dix-huit ans. Celui de juvencula dont elle se sert[8] s’accorde aussi avec le même âge ; mais une telle preuve ne conclut rien. C’est une chimère que de dire qu’Abélard, dans son roman de la Rose, a fait le portrait d’Héloïse sous le nom de Beauté[9]. Ce roman n’est venu au monde qu’après leur mort.

(D) Abélard s’en donna de telle sorte au cœur joie. ] Il faut l’entendre lui-même, pour ne rien perdre de la force de ses expressions : Nullus à cupidis intermissus est gradus amoris, et si quid insolitum amor excogitare potuit, est additum. Et quò minùs illa fueramus experti gaudia, ardentiùs illis insistebamus, et minùs in fastidium vertebantur[10]. Il se compare à ceux qui ont souffert une longue faim, et qui trouvent ensuite de quoi repaître largement. Un homme qui a été sage se jette plutôt dans l’excès avec son épouse, qu’un débauché.

  1. Abæl. Oper., pag. 260.
  2. Præfat. apologet.
  3. C’est le Ve. du IIe. livre.
  4. Vide Oper. Abælardi, pag. 337.
  5. Voyez les Notes d’André du Chesne, sur la lettre d’Abélard, de Histor. Calamitat., pag. 1187.
  6. Histoire abrégée d’Héloïse et d’Abélard, à la Haye, 1693.
  7. Operum pag. 10.
  8. Ibidem, pag. 47.
  9. On le dit dans l’Histoire abrégée qu’on vient de citer.
  10. Pag. 11.