Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T07.djvu/577

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
567
HÉLOÏSE.

Paraclet[1], furent sans doute téméraires, puisqu’ils ignoraient les dispositions intérieures d’Héloïse : mais, s’ils les avaient sues, ils auraient dû solliciter l’interdiction de ces visites ; car ils auraient dû craindre qu’il ne fût inévitable, humainement parlant, que cette femme ne se portât à des actes d’impureté avec cet homme. Les saints pères ne se fiaient point aux mutilations : ils comparaient un eunuque à un bœuf auquel on coupe les cornes, qui ne laisse pas de donner des coups de tête. Voyez là-dessus un beau passage de saint Basile, dans nos remarques sur l’article Combabus[2]. Mais comme les apparences sont quelquefois trompeuses, je n’approuverais pas que ceux qui savent ce qu’Héloïse avait dans le cœur, s’imaginassent qu’elle sortait hors des règles, quand elle se retrouvait avec son mari, et qu’elle ait eu quelquefois sujet de lui écrire. Si libidinosa essem, quererer decepta, nunc etiam languori tuo gratias ago : in umbrâ voluptatis diutiùs lusi[3].

(L) On eut beau mutiler le pauvre Abélard. ] C’était un remède d’amour très-capable d’opérer, s’il en faut croire certains vers de Cyrano Bergerac[4]. Ils s’adressent à un homme qu’il avait apostrophé en cette manière :

J’entends que le diminutif
Qu’on fit de vrai trop excessif,
Sur votre flasque génitif
Vous prohibe le conjonctif.


Puis il ajoute,

Ô visage ! ô portrait naïf !
Ô souverain expéditif
Pour guérir tout sexe lascif
D’amour naissant, ou effectif !
Genre neutre, genre metif,
Qui n’êtes homme qu’abstractif,
Grâce à votre copulatif,
Qu’a rendu fort imperfectif
Le cruel tranchant d’un canif.


Mais comme il n’y a point de règle si générale qui ne soufre quelque exception, l’amour d’Héloïse fut à l’épreuve de ce violent remède. Elle eut cela de commun avec la reine Stratonice, dont j’ai parlé ci-dessus[5].

(M) Il lui resta toujours un grain de cette folie. ] Cela paraît par les passages que j’ai cités dans la remarque (K). Ils prouvent, non-seulement que l’amour de concupiscence dominait la pauvre Héloïse, mais aussi qu’elle était un peu démontée ; car une personne bien sage n’aurait jamais parlé de la sorte. Il est apparent que l’étude avait commencé de la détraquer, et que l’amour fut un grand surcroît de désordre. On voit dans ses écrits beaucoup de marques d’une imagination déréglée, quelque chose de si outré, et tant de disparate, qu’elle est une preuve de la maxime de Sénèque : Nullum maguum ingenium sine mixturâ dementiæ [6].

(N) Cette action fit un grand bruit. ] Voyons ce qu’Abélard en raconte [7] : Mane autem facto tota ad me civitas congregata quantâ stuperet admiratione, quantâ se affligeret lamentatione, quanto me clamore vexarent, quanto planctu perturbarent, difficile imò impossibile est exprimi. Maximè verò clerici, ac præcipuè scholares nostri, intolerabilibus me lamentis et ejulatibus cruciabant. Voyez l’article auquel je renvoie dans la remarque suivante.

(O) Les femmes se distinguèrent par leurs plaintes très-amères.] C’est de quoi Abélard ne parle pas ; mais nous l’apprenons d’un de ses amis, qui lui écrivit une lettre de consolation. Voyez l’article Foulques[8].

(P) On écrivit à Abélard des lettres de consolation très-curieuses. ] Foulques, prieur de Deuil, lui en écrivit une qui a été insérée dans l’édition d’Abélard. Nous en parlons dans l’article de ce prieur, et nous renvoyons là plusieurs choses qui appartiennent à Héloïse et à son mari, et qui rendraient trop longs leurs articles, si elles n’en étaient pas détachées pour être mises ailleurs. Ceux qui disent qu’ils aimeraient mieux trouver tout au même lieu ne se sont pas bien consultés.

(Q) La justice punit sévèrement cette action. ] Voyez l’article de

  1. Voyez l’article Abélard, remarque (T), tom. I, pag. 62.
  2. Citation (6), tom. V, pag. 256.
  3. Circe Polyæno, apud Petronium.
  4. Voyez la comédie du Pédant joué.
  5. Dans l’article Combabus, tom. V, pag. 253,
  6. Voyez, tom. IV, pag. 448, la citation (78) de l’article Cardan.
  7. Operum pag. 17.
  8. À la remarque (I), tom. VI, pag. 533.