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HÉLOÏSE.

d’un couvent ne se gouverne pas bien, lorsque la débauche fait du ravage dans la communauté[1]. De ces deux principes on tire aisément cette conséquence, lorsqu’on se plaît à médire, que la prieure d’Argenteuil ne valait pas mieux que ses religieuses. Mais pour moi, qui n’ai point lu qu’elle ait été nommément comprise dans le scandale que son monastère donna, je me garderai bien de lui porter la moindre atteinte. Il faut imiter Notre-Seigneur, et se servir de sa maxime[2], personne ne vous a-t-il condamnée ou accusée ? Je ne vous condamne point, ni ne vous accuse point aussi. Et il est bien vrai que les inférieurs imitent la mauvaise vie de leurs supérieurs, mais non pas la bonne vie. La cour de France sous Louis XIII n’était pas plus chaste que sous Henri IV.

(U) Elle entretint commerce de lettres avec Abélard. ] Ce commerce ne commença que sur le tard, et ce fut une rencontre fortuite qui en fournit l’ouverture. Abélard avait écrit à un ami une longue relation de ses malheurs, qui tomba entre les mains d’Héloïse, déjà abbesse du Paraclet. L’ayant lue, elle écrivit tout aussitôt à Abélard les réflexions qu’elle y avait faites ; et le supplia trés-ardemment de lui écrire, afin qu’elle ne fût plus privée de la consolation que ses lettres lui pouvaient donner en son absence. Elle lui représenta le désintéressement de son amour, et comment celle n’avait cherché ni l’honneur du mariage, ni les avantages du douaire, ni son plaisir, mais la seule satisfaction de lui, Abélard. Elle lui dit qu’encore que le nom de femme semble plus saint et de plus grand poids, elle avait toujours trouvé plus doux celui de sa maîtresse, ou de sa concubine, ou de sa garce : etsi uxoris nomen sanctius ac validius videtur, dulcius mihi semper extitit amicæ vocabulum, aut si non indigneris, concubinæ vel scorti[3]. Elle ajoute qu’il n’avait rapporté qu’une partie des raisons qu’elle lui avait représentées pour le détourner du mariage ; mais qu’il avait supprimé presque toutes celles qui étaient prises de la préférence qu’elle donnait, et à l’amour par-dessus le lien conjugal, et à la liberté par-dessus la nécessité[4]. Je ne sais comment cette fille l’entendait ; mais il y a là un des plus mystérieux raffinemens de l’amour. On croit depuis plusieurs siècles que le mariage fait perdre à cette sorte de sel sa principale saveur, et que depuis qu’on fait une chose par engagement, par devoir, par nécessité, comme une tâche et une corvée, on n’y trouve plus les agrémens naturels ; de sorte qu’au dire des fins connaisseurs, on prend une femme ad honores, et non pas ad delicias. « Le mariage a pour sa part l’utilité, la justice, l’honneur, et la constance, un plaisir plat, mais plus universel. L’amour se fonde au seul plaisir, et l’a de vrai plus chatouilleux, plus vif et plus aigu : un plaisir attisé par la difficulté, il y faut de la piqûre et de la cuisson : ce n’est plus amour, s’il est sans flèches et sans feu. La libéralité des dames est trop profuse au mariage, et émousse la pointe de l’affection et du désir[5]. » Patere me, disait un empereur romain [6] à sa femme, per alias exercere cupiditates meas, nam uxor nomen est dignitatis, non voluptatis [7]. On pourrait donc donner un fort mauvais tour au dessein qu’avait Héloïse de n’être jamais la femme de Pierre Abélard, mais toujours sa chère maîtresse ; on pourrait la soupçonner d’avoir eu peur que le mariage ne fût le tombeau de l’amour, et ne l’empêchât de goûter aussi délicieusement que de coutume les caresses de son ami. L’auteur qui a paraphrasé quelques morceaux des

  1. On aime à citer sur cela le

    Regis ad exemplum totus componitur orbis ;

    et le

    ....Sequitur leviter filia matris iter.

  2. Évang. de saint Jean, chap. VIII, vs. 10.
  3. Abælardi Opera, pag. 45.
  4. Rationes nonnullas quibus te à conjugio nostro infaustis thalamis revocare conabar exponere non es dedignatus, sed plerisque tacitis quibus amorem conjugio, libertatem vinculo præferebam.
  5. Montaigne, Essais, liv. III, chap. V, pag. m. 120.
  6. Ælius Verus, apud Spartian., in ejus Vitâ, pag. m. 235.
  7. Voyez plusieurs remarques de cette nature, dans la IXe. lettre de la Critique du Calvinisme de Maimbourg, et dans les lettres XXI et XXII de la suite de cette Critique.