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MAHOMET II.

table la maxime de Tite-Live, que ceux qui craignent Dieu réussissent dans leurs desseins, et que les impies ont la fortune contraire [1]. Ce n’est pas le tout : dans la thèse générale on conviendra qu’il ne faut point juger des choses par l’événement, et que ceux qui le feront méritent d’être malheureux [2]. Mais représentons-nous deux grands partis opposés, dont l’un forme une importante entreprise. Si elle réussit, il ne manque pas d’en inférer qu’elle est juste ; il soutient que ce bon succès est une marque de l’approbation de Dieu : l’autre parti soutient au contraire qu’il s’en faut tenir à la thèse générale, et au Careat successibus opto, etc. Et que Dieu permet très-souvent pour punir les hommes, que les méchans réussissent dans leurs pernicieux complots. Mais si le parti qui moralise si bien forme peu après une entreprise de conséquence, et qu’il la voie réussir, il ne veut plus entendre parler de la thèse générale : il dit à son tour que le bon succès est une marque de la justice de cette affaire, et qu’il paraît bien que Dieu l’approuve, puisqu’il l’a accompagnée si visiblement de sa sainte bénédiction. Alors l’autre parti n’aura point de honte de venir dire, qu’il ne faut point juger des choses par l’événement, Careat successibus opto, etc., et de débiter cent beaux lieux communs. Y a-t-il rien de plus commode que cela ? N’est-ce point être fourni de principes comme d’habits, les uns pour l’été, et les autres pour l’hiver [3].

(E) C’est inutilement qu’on alléguerait que si les princes chrétiens n’eussent été désunis, ils eussent battu les mahométans. ] Une infinité de livres sont pleins de murmures, de ce que les princes chrétiens, s’entre-mangeant les uns les autres, ont laissé perdre Constantinople, l’île de Rhodes, la Hongrie, etc., ce qu’ils auraient pu empêcher facilement, s’ils eussent uni leurs forces contre l’ennemi du nom chrétien. On a raison de le croire, et de se plaindre d’une discorde qui a été si utile aux Turcs. Mais on serait bien ridicule, si l’on employait cette remarque à faire voir que la fausse église n’a pas été plus comblée de prospérités temporelles, que la véritable : car cette discorde des princes chrétiens est elle-même un très-grand malheur ; et s’il était arrivé que les infidèles ne s’en fussent pas prévalus, elle n’eût pas laissé de prouver manifestement les adversités du christianisme. Remarquez bien que dans la question, si le christianisme a eu plus de part aux prospérités que les fausses religions, il ne s’agit pas de savoir si les sultans ont remporté des victoires par la valeur de leurs troupes, ou par la faiblesse de leurs ennemis ; mais s’ils ont conquis des royaumes, et s’ils ont gagné des batailles sur les chrétiens. Qu’ils l’aient fait par bonheur ou par bravoure, c’est toujours une prospérité temporelle ; et ainsi l’on ne remédie à rien, en affaiblissant la gloire de leurs triomphes, sous prétexte qu’ils ont tiré avantage de la désunion des chrétiens : c’est plutôt donner de nouvelles preuves de l’infortune du christianisme. Comptons donc pour un monument érigé par les chrétiens à la fortune et à la gloire des Turcs, tant de harangues qui ont été publiées pour exhorter les princes chrétiens à unir leurs forces contre les infidèles. Un temps a été que nos professeurs en éloquence n’auraient pas cru être dignes de leur pension, s’ils n’avaient fait une harangue de cette nature ; et ce n’était point un jeu d’esprit, ou un exercice d’écolier, comme les déclamations qu’on faisait à Rome sur Annibal [4], sur Sylla [5] : c’étaient des discours sérieux et graves, destinés à persuader aux princes une prompte ligue et une célèbre expédi-

  1. Invenietis omnia prospera evenisse sequentibus Deos, adversa spernentibus. T. Lisius, lib. V.
  2. ......... Careat successibus opto
    Quisquis ab eventu facta notanda putat.
    Ovid., Epist. Phyll. ad Demophoont.

  3. Appliquez ici ce que disait saint Hilaire, lib. II, ad Constant., contre les annuas atque menstruas de Deo fides, qui étaient plutôt fides temporum quàm Evangeliorum. Voyez aussi l’Avis aux Refugiés, pag. 85, et, tom. II, p. 379, la fin de la remarque (G) de l’article Arius.
  4. I, demens, et sævas curre per Alpes,
    Ut pueris placeas et declamatio fias.
    Juven., sat. X, vs. 166.

  5. Et nos ergò manum ferulæ subduximus, et nos
    Consilium dedimus Syllæ, privatus ut altum
    Dormiret ......................
    Idem, sat I, vs. 15.