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MALHERBE.

de leur prince [1]. Voilà une curiosité qui marque qu’on le soupçonnait d’irréligion, et voilà aussi un bon fondement de ses soupçons. Que Racan vienne nous dire après cela que son ami était fort soumis aux commandemens de l’église ; qu’il ne mangeait pas volontiers de la viande aux jours defendus sans permission, quoiqu’il fût fort avancé en âge ; qu’il allait à la messe toutes les fêtes et tous les dimanches, et qu’il ne manquait point à se confesser et communier à Pâques à sa paroisse ; qu’il parlait toujours de Dieu et des choses saintes avec grand respect ; et qu’un de ses amis lui fit un jour avouer devant Racan, qu’il avait une fois fait vœu d’aller d’Aix à la Sainte-Baume, tête nue, pour la maladie de sa femme [2]. Que Racan nous dise ces choses tant qu’il lui plaira, il n’effacera point les mauvaises impressions que les autres faits ont produites : et il obtient quelque chose, c’est qu’on croira que Malherbe n’avait rien déterminé ni pour ni contre ; et qu’ayant quelque sorte de religion dans l’esprit, sans en avoir dans le cœur, il se conformait à l’usage par précaution : c’est-à-dire comme à une chose qui en tout cas pourrait servir, et ne pourrait nuire. On croira que dans un temps de grande affliction, où l’une troublée se tourne de tous les côtés, et tente tous les remèdes dont elle s’avise, il se sera élevé quelques sentimens qui l’auront poussé à faire des vœux ; tempête qui se calma dans son cœur dès que le péril fut passé. Joignez à cela qu’il avait à craindre un dommage très-réel et très-effectif, en n’observant point les préceptes d’une obligation absolue ; comme sont dans son église ceux de communier une fois l’an, et d’ouïr la messe les jours de fêtes et les dimanches. Un homme d’esprit, qui a besoin de faire fortune, et qui en veut faire, ou se maintenir dans son état, ne se dispensera jamais de ces sortes de préceptes : il fera même en sorte que ses voisins, ses amis, et ses domestiques, ne sachent pas qu’il méprise son église, jusques au point de se passer de sa permission, pour manger des viandes les jours défendus. Tous les actes de religion que faisait Malherbe étaient si faciles, et d’ailleurs si nécessaires à sa fortune et à la réputation d’honnête homme qu’il soutenait bien dans tout le reste. qu’ils ne balancent pas la preuve d’irréligion que les récits de Racan nous ont fournie. Quand j’ai dit que dans tout le reste il soutenait bien la réputation d’honnête homme, j’ai eu égard aux manières de juger que la corruption a introduites par toute la terre. Le monde est si dépravé, qu’on n’estime pas que la recherche des plaisirs vénériens par des voies illégitimes, et que les galanteries criminelles, empêchent d’être honnête homme. Si l’on jugeait autrement des choses, Malherbe n’aurait point passé pour tel ; car il s’est dépeint lui-même comme une personne abrutie dans ces plaisirs-là. Il se représente comme à deux doigts du désespoir, lorsqu’il songe que la vieillesse le rend incapable de jouir des femmes [3]. Se sentant dans cet état de décadence où la nature se cherche sans se trouver, quærit se natura, nec invenit, il gémit et il soupire [4], il verse presque des larmes de sang, et il aimerait mieux recouvrer ses forces de ce côté-là, que d’avoir la dignité de duc et pair. Qu’il est éloigné de l’esprit des sages païens [5]. qui comptaient entre les avantages de la vieillesse, ce qu’il prenait pour une infortune ! Qu’il est inférieur à la vertu de Sophocle, poëte comme lui, mais poëte païen ! Étant vieux, on lui demanda un jour s’il pouvait encore se divertir avec le sexe ? À Dieu ne plaise ! répondit-il, je me suis sauvé des mains d’un si furieux maître avec le plus grand plaisir du monde. Benè Sophocles, cum ex eo quidam jam affecto ætate, quæreret,

  1. Racan, Vie de Malherbe, pag. 45, 46.
  2. Là même, pag. 45.
  3. Voyez sa Lettre à Balzac, citée et indiquée ci-dessus, remarque (B), citation (8).
  4. Conférez ce qui est dit dans l’article d’Achille, tom. I, pag. 162, remarque (L).
  5. Habeo senectuti magnam gratiam, quæ mihi sermonis aviditatem auxit, potionis et cibi sustulit.… At non est voluptatum tanta quasi titillatio in senibus. Credo : sed ne desideratio quidem. Nihil autem molestum, quod non desideres. Cicero. de Senectute, cap. XIV, pag. m. 421, 423. Illa quanti sunt, animum tanquàm emeritis stipendiis libidinis, ambitionis, contentionis, inimicitiarum cupiditatum omnium, secum esse secumque (ut dicitur) vivere ? Idem, ibid., pag. 424.