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MAMILLAIRES.

fection ; reconnaissez humblement votre faiblesse ; demandez pardon à Dieu d’avoir été si peu attentive aux mystères que vous deviez méditer. Si vous y aviez apporté toute l’attention nécessaire, vous ne vous fussiez pas aperçue de ce qu’on faisait à votre gorge. Mais vous étiez si peu détachée des sens, si peu concentrée avec la divinité, que vous n’avez pas été un moment à reconnaître que je vous touchais. Je voulais éprouver si votre ferveur dans l’oraison vous élevait au-dessus de la matière, et vous unissait au souverain être, la vive source de l’immortalité, et de la spiritualité ; et je vois avec beaucoup de douleur que vos progrès sont très-petits, vous n’allez que terre à terre. Que cela vous donne de la confusion, ma fille, et vous porte à mieux remplir désormais les saints devoirs de la prière mentale. On dit que la fille, ayant autant de bon sens que de vertu, ne fut pas moins indignée de ces paroles que de l’action de Labadie, et qu’elle ne voulut plus ouïr parler d’un tel directeur. Je ne garantis point la certitude de tous ces faits ; je me contente d’assurer qu’il y a beaucoup d’apparence que quelques-uns de ces dévots si spirituels, qui font espérer qu’une forte méditation ravira l’âme, et l’empêchera de s’apercevoir des actions du corps, se proposent de patiner impunément leurs dévotes, et de faire encore pis. C’est de quoi l’on accuse les molinosistes. En général, il n’y a rien de plus dangereux pour l’esprit que les dévotions trop mystiques et trop quintessenciées, et sans doute le corps y court quelques risques, et plusieurs y veulent bien être trompés.

(D) Il n’y aura jamais de basiaires, ou d’osculaires, parmi les anabaptistes. ] Ce seraient des gens qu’on retrancherait de sa communion, parce qu’ils n’auraient pas voulu consentir que l’on excommuniât ceux qui donnent des baisers à leurs maitresses. Or voici le fondement de ceux qui niaient qu’on puisse attendre un tel schisme. Il n’est possible, disaient-ils, qu’au cas qu’il y eût des casuistes assez sévères pour vouloir que l’excommunication fût la peine d’un baiser, comme il s’en est trouvé d’assez rigides pour vouloir faire subir cette pénitence à celui qui avait touché les tétons de sa maîtresse. Ces deux cas ne sont point pareils. Les lois de la galanterie de certains peuples, continuaient-ils, ont établi de génération en génération, et surtout parmi les personnes du tiers état, que les baisers soient presque la première faveur, et que l’attouchement des tétons soit presque la dernière, ou la pénultième. Quand on est élevé sous de tels principes, on ne croit faire, on ne croit souffrir que peu de choses par des baisers, et l’on croit faire ou souffrir beaucoup par le maniement du sein. Ainsi, quoique les administrateurs des lois canoniques aient fort crié contre le jeune homme qui fut protégé par les mamillaires, il ne s’ensuit pas qu’ils crieraient contre l’autre espèce de galanterie. Ils déféreraient à l’usage, ils pardonneraient des libertés qui ne passent que pour les premiers élémens, ou pour l’alphabet des civilités caressantes. Je ne rapporte ces choses que pour faire voir qu’il n’y a point de matière sur quoi la conversation des personnes de mérite ne descende quelquefois. Il n’est pas inutile de faire connaître cette faiblesse des gens d’esprit. En conscience, une telle spéculation méritait-elle d’être examinée ? Et après tout n’eût-il pas bien mieux valu ne point répondre décisivement de l’avenir ? De futuro contingenti non est quoad nos determinata veritas, disent judicieusement les maîtres dans les écoles de philosophie.

Notez en passant, qu’il y a eu des pays où l’on supposait que le premier baiser qu’une fille recevait de son galant était celui des fiançailles. Voici ce qu’on lit dans l’histoire de Marseille [1] : Le fiancé donnait ordinairement un anneau à la fiancée le jour des fiançailles, et lui faisait encore quelque présent considérable en reconnaissance du baiser qu’il lui donnait. En effet, Fulco, vicomte de Marseille, fit donation, l’an 1005, à Odile sa fiancée, pour le premier baiser, de tout le domaine qu’il avait aux terres de Sixfours, de Cireste, de Soliers, de Cuge et d’Olières. Cet

  1. Ruffi, Histoire de Marseille, tom. II, p. 391, édition de 1696.