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MANICHÉENS.

proprement parler qu’un recueil des crimes et des infortunes du genre humain ; mais remarquons que ces deux maux, l’un moral et l’autre physique, n’occupent pas toute l’histoire ni toute l’expérience des particuliers : on trouve partout et du bien moral et du bien physique ; quelques exemples de vertu, quelques exemples de bonheur ; et c’est ce qui fait la difficulté. Car s’il n’y avait que des méchans et des malheureux, il ne faudrait pas recourir à l’hypothèse des deux principes : c’est le mélange du bonheur et de la vertu avec la misère et avec le vice, qui demande cette hypothèse ; c’est là que se trouve le fort de la secte de Zoroastre. Voyez le raisonnement de Platon et de Plutarque dans les passages que j’ai cités ci-dessus.

Afin que l’on voie combien il serait difficile de réfuter ce faux système, et qu’on en conclue qu’il faut recourir aux lumières de la révélation pour la ruiner, feignons ici une dispute entre Mélissus et Zoroastre : ils étaient tous deux païens, et grands philosophes. Mélissus, qui ne reconnaissait qu’un principe[1], dirait d’abord, que son système s’accorde admirablement avec les idées de l’ordre : l’être nécessaire n’est point borné ; il est donc infini et tout-puissant ; il est donc unique ; et ce serait une chose monstrueuse et contradictoire, s’il n’avait pas de la bonté, et s’il avait le plus grand de tous les vices, savoir une malice essentielle. Je vous avoue, répondrait Zoroastre, que vos idées sont bien suivies, et je veux bien vous avouer qu’à cet égard vos hypothèses surpassent les miennes : je renonce à une objection dont je me pourrais prévaloir, qui serait de dire que l’infini devant comprendre tout ce qu’il y a de réalités, et la malice[2] n’étant pas moins un être réel que la bonté, l’univers demande qu’il y ait des êtres méchans et des êtres bons ; et que, comme la souveraine bonté et la souveraine malice, ne peuvent pas subsister dans un seul sujet, il a fallu nécessairement qu’il y eût dans la nature des choses un être essentiellement bon, et un autre être essentiellement mauvais ; je renonce, dis-je, à cette objection [3], je vous donne l’avantage d’être plus conforme que moi aux notions de l’ordre : mais expliquez-moi un peu par votre hypothèse, d’où vient que l’homme est méchant, et si sujet à la douleur et au chagrin. Je vous défie de trouver dans vos principes la raison de ce phénomène, comme je la trouve dans les miens ; je regagne donc l’avantage : vous me surpassez dans la beauté des idées, et dans les raisons à priori ; et je vous surpasse dans l’explication des phénomènes, et dans les raisons à posterori. Et puisque le principal caractère du bon système est d’être capable de donner raison des expériences, et que la seule incapacité de les expliquer est une preuve qu’une hypothèse n’est point bonne, quelque belle qu’elle paraisse d’ailleurs, demeurez d’accord que je frappe au but en admettant deux principes, et que vous n’y frappez pas, vous qui n’en admettez qu’un.

Nous voici sans doute au nœud de toute l’affaire : c’est ici la grande occasion pour Mélissus, Hic Rhodus hic saltus. Res ad triarios rediit.

Nunc animis opus, Ænea, nunc pectore firmo.


Continuons de faire parler Zoroastre.

Si l’homme est l’ouvrage d’un seul principe souverainement bon, souverainement saint, souverainement puissant, peut-il être exposé aux maladies, au froid, au chaud, à la faim, à la soif, à la douleur, au chagrin ? Peut-il avoir tant de mauvaises inclinations ? Peut-il commettre tant de crimes ? La souveraine sainteté peut-elle produire une créature criminelle ? La souveraine bonté peut-elle produire une créature malheureuse ? La souveraine puissance jointe à une bonté infinie, ne comblera-t-elle pas de biens son ouvrage, et n’éloignera-t-elle point tout ce qui le pourrait offenser, ou chagriner ? Si Mélissus consulte les notions de ordre, il répondra que l’homme

  1. Voyez Diogène Laërce, lib. IX, num. 24, et ibi Menagium.
  2. C’est-à-dire, l’action malicieuse. Je fais cette note afin qu’on ne vienne pas m’alléguer que le mal n’est qu’une privation.
  3. J’ai lu dans le Journal d’Italie, du 31 d’août 1674, pag. 101, que Piccinardi, dans le IIIe. livre de sa Dogmatica philosophia peripatetica Christiana, réfute la thèse An alius Deus sit possibilis, soutenue par le père Pierre Conti, contre le Columéra.